, suite à un échange ouvert par un compte-rendu de SamVa sur un numéro consacré à Virgile,
du 13 juin 1991 est un monument, merci à Fred de Rouen de l'avoir signalé et d'en avoir transcrit des passages éclairants (cf. ci-dessous). L'écoute du passage transcrit (autour de la 17e minute) prend de ce fait un plus grand relief.
, la productrice se fait discrète ; le montage est très soigné ; l'ambiance musicale (musique contemporaine) est adaptée au sujet ; les interventions se développent dans la durée, ce ne sont pas des fragments collés les uns aux autres comme c'est le cas depuis plusieurs années.
Un des intervenants, Jean-Louis Schefer, parle à mi-voix, créant ainsi une véritable atmosphère de radio culturelle qu s'écoute dans le silence et l'esprit concentré. Tout le contraire d'aujourd'hui où les producteurs et invités braillent (cf. la question posée par Nessie dans cet échange
Pour l'écoute d'un exemple de "radio de gens calmes et réfléchis", je suggère deux passages du fichier
: la première intervention de Jean-Louis Schefer à partir de 22'21'' (jusqu'à 24'35'') et la dernière à partir de 1h20'29'' (jusqu'à 1h24'10'').
Et un défi : trouver aujourd'hui à France Culture un semblable ton de voix.
fred de rouen a écrit:Tout semble avoir été dit sur le texte particulièrement riche de cette églogue [la dernière de la première Bucolique] et de son final. C'est encore vers Philippe Heuzé que l'on peut se tourner pour en goûter l'intelligence et toute la finesse. Je me contente de reproduire les propos qu'il tenait, en 1991, au micro de F. Isidori, au sujet de ces quelques vers. Le spécialiste replace d'abord cette première bucolique dans le cadre du « malheur des temps », les guerres civiles et leurs conséquences : l'expropriation des propriétaires terriens pour que les vétérans de l'armée des généraux puissent trouver la récompense de leurs services.
« La première bucolique montre que quelqu'un qui s'appelle Tityre, un personnage, a pu garder sa terre, alors que Mélibée est obligé de partir et c'est le dialogue entre celui qui reste et celui qui part. Dialogue d'une complexité extraordinaire, c'est un des poèmes les plus difficiles qui soient à étudier dans le détail. Et celui qui reste, Tityre, pour terminer le poème, lui dit ces mots :
Hic tamen hanc mecum poteras requiescere noctem
Fronde super viridi. Sunt nobis mitia poma,
Castanae molles et pressi copia lactis ;
Et jam summa procul villarum culmina fumant,
Majoresque cadunt altis de montibus umbrae.
[Ici pourtant tu pourrais reposer avec moi cette nuit,
sur le feuillage vert. J’ai pour nous des fruits mûrs,
des châtaignes fondantes, du lait caillé en abondance.
Dans le lointain déjà fument les toits des fermes
et du sommet des monts tombent en grandissant les ombres. ] trad. P. Heuzé, La Pléiade
Ces cinq vers nous présentent deux choses, d'une part une nature morte et d'autre part un paysage. La nature morte est une nature morte, si j'ose dire, végétarienne ; elle célèbre l'essentiel de la nourriture humaine. Parce qu'il faut bien voir que dans le contexte, ce que propose Tityre, c'est l'image du paradis, celui que Mélibée est obligé de quitter, violemment, avec souffrance. Ce qui reste, ce qu'il y avait, ce qui était la condition du bonheur, c'était ces humbles fruits, ces châtaignes, ces pommes, ce fromage. Ce n'est pas si fréquent dans l'art antique. Le deuxième prix de ces vers qui est esquissé in fine, c'est un paysage. Alors celui-là est tout à fait extraordinaire parce que c'est, je crois, dans la littérature, une des premières fois où l'on voit suggérée la beauté du soir, la beauté du soir qui descend sur une humble vallée. Nous connaissons depuis Homère la splendeur de l'aurore aux doigts de rose, mais la découverte qu'il y a une beauté merveilleuse dans l'ombre qui envahit le paysage, ce qui est superbement rendu par le comparatif majoresque cadunt (et les ombres tombent plus grandes, ne cessent de s'allonger sur le village tandis que les paysans rentrés ont allumé leur cheminée et qu'on voit la fumée qui sort) il y a là une nouveauté dans la représentation du monde et dans les beautés qu'on peut y voir. Une des qualités de cette poésie, c'est qu'elle nous aide réellement à voir les choses. Je crois que le lecteur de Virgile regarde le monde d'une façon différente de celui qui ne l'a pas lu. On ne peut plus voir un essaim d'abeilles quand on a lu le quatrième livre des Géorgiques comme on le faisait avant ou comme on le ferait si on ne l'avait jamais lu. Et un des mots qui revient souvent dans la poésie de Virgile, c'est le mot regarde : regarde l'antre, regarde l'arbre. Une invitation à la découverte de la richesse et de la beauté du monde, même dans ses témoignages les plus humbles. Alors le final de la première bucolique, c'est un final en mineur, totalement réduit, restreint à un espace intime, avec, sur cette table, des fruits sans prix, mais, par la grâce aussi de la pensée qui soutient tout cela, on découvre que ces choses-là nous sont données comme l'essentiel de l'expérience humaine. »
Je m'appuierai sur les propos mêmes de P. Heuzé pour proposer, en contrepoint de sa traduction, celle de Paul Valéry, que je lui préfère, rédigée entre 1942 et 1944, à la demande du Dr A. Roudinesco. Le poète fait le choix, comme Philippe Heuzé, du vers, et plus précisément encore, de l'alexandrin. Il s'en explique dans les pages lumineuses de Variations sur les Bucoliques :
« […] j'ai pris le parti de faire vers pour vers, et d'écrire un alexandrin en regard de chaque hexamètre. Toutefois, je n'ai même pas songé à faire rimer ces alexandrins, ce qui m'eût assurément contraint à en prendre trop à mon aise avec le texte, tandis que je ne me suis guère permis que des omissions de détail. D'autre part, l'usage du vers m'a rendu ça et là plus facile, et comme plus naturelle, la recherche d'une certaine harmonie sans laquelle, s'agissant de poésie, la fidélité restreinte au sens est une manière de trahison. Que d'ouvrages de poésie réduits en prose, c'est-à-dire à leur substance significative, n'existent littéralement plus ! Ce sont des oiseaux morts. Que sais-je ! Parfois l'absurde à l'état libre, pullule sur ces cadavres déplorables, que l'Enseignement multiplie, et dont il prétend nourrir ce qu'on nomme les « Études ». Il met en prose comme on met en bière. »
Paul Valéry, cinquante ans avant les propos de P. Heuzé, introduit dans sa traduction cette prédominance et ce principe fondateur du regard dans la poésie virgilienne, ce fameux regard dont parle l'universitaire :
Reste encor cette nuit. Dors là tout près de moi ;
Sur ce feuillage frais. Nous aurons de bons fruits,
Fromage en abondance et de tendres châtaignes.
Vois : au lointain déjà les toits des fermes fument
Et les ombres des monts grandissent jusqu'à nous.
Paul Valéry