Pour qui a étudié avec un peu de rigueur la langue et la littérature latines, les compétences, les connaissances et la sensibilité littéraire de Xavier Darcos ne peuvent faire l'objet d'aucune remise en question. Révoquer en doute l'acuité de son regard et de ses analyses au seul prétexte de son passage dans les bureaux du ministère de l'Éducation n'est pas sérieux.
Je ne m'attendais pas à trouver dans ce numéro de
Répliques un débat de fond sur « la valeur poétique de l'oeuvre de Virgile ». Pour cela, je renvoie, comme Philaunet l'a rappelé ci-dessus, à l'excellente émission,
Une Vie, une œuvre consacrée en 1991 à Virgile et produite par Francesca Isidori. Ceux et celles qui n'ont pas chez eux ce mémorable numéro peuvent l'écouter
ici.
Parmi les invités de la productrice, nous pouvions déjà entendre Philippe Heuzé, responsable, comme le précise SamVa, de l'édition de
la Pléiade des œuvres complètes de Virgile et spécialiste incontesté du poète latin.
SamVa attire notre attention sur le dernier verset de la première églogue.
Tout semble avoir été dit sur le texte particulièrement riche de cette églogue et de son final. C'est encore vers Philippe Heuzé que l'on peut se tourner pour en goûter l'intelligence et toute la finesse. Je me contente de reproduire les propos qu'il tenait, en 1991, au micro de F. Isidori, au sujet de ces quelques vers. Le spécialiste replace d'abord cette première bucolique dans le cadre du « malheur des temps », les guerres civiles et leurs conséquences : l'expropriation des propriétaires terriens pour que les vétérans de l'armée des généraux puissent trouver la récompense de leurs services.
« La première bucolique montre que quelqu'un qui s'appelle Tityre, un personnage, a pu garder sa terre, alors que Mélibée est obligé de partir et c'est le dialogue entre celui qui reste et celui qui part. Dialogue d'une complexité extraordinaire, c'est un des poèmes les plus difficiles qui soient à étudier dans le détail. Et celui qui reste, Tityre, pour terminer le poème, lui dit ces mots :
Hic tamen hanc mecum poteras requiescere noctem
Fronde super viridi. Sunt nobis mitia poma,
Castanae molles et pressi copia lactis ;
Et jam summa procul villarum culmina fumant,
Majoresque cadunt altis de montibus umbrae.[
Ici pourtant tu pourrais reposer avec moi cette nuit,
sur le feuillage vert. J’ai pour nous des fruits mûrs,
des châtaignes fondantes, du lait caillé en abondance.
Dans le lointain déjà fument les toits des fermes
et du sommet des monts tombent en grandissant les ombres. ] trad. P. Heuzé, La Pléiade
Ces cinq vers nous présentent deux choses, d'une part une nature morte et d'autre part un paysage. La nature morte est une nature morte, si j'ose dire, végétarienne ; elle célèbre l'essentiel de la nourriture humaine. Parce qu'il faut bien voir que dans le contexte, ce que propose Tityre, c'est l'image du paradis, celui que Mélibée est obligé de quitter, violemment, avec souffrance. Ce qui reste, ce qu'il y avait, ce qui était la condition du bonheur, c'était ces humbles fruits, ces châtaignes, ces pommes, ce fromage. Ce n'est pas si fréquent dans l'art antique. Le deuxième prix de ces vers qui est esquissé in fine, c'est un paysage. Alors celui-là est tout à fait extraordinaire parce que c'est, je crois, dans la littérature, une des premières fois où l'on voit suggérée la beauté du soir, la beauté du soir qui descend sur une humble vallée. Nous connaissons depuis Homère la splendeur de l'aurore aux doigts de rose, mais la découverte qu'il y a une beauté merveilleuse dans l'ombre qui envahit le paysage, ce qui est superbement rendu par le comparatif
majoresque cadunt (
et les ombres tombent plus grandes, ne cessent de s'allonger sur le village tandis que les paysans rentrés ont allumé leur cheminée et qu'on voit la fumée qui sort) il y a là une nouveauté dans la représentation du monde et dans les beautés qu'on peut y voir. Une des qualités de cette poésie, c'est qu'elle nous aide réellement à voir les choses. Je crois que le lecteur de Virgile regarde le monde d'une façon différente de celui qui ne l'a pas lu. On ne peut plus voir un essaim d'abeilles quand on a lu le quatrième livre des Géorgiques comme on le faisait avant ou comme on le ferait si on ne l'avait jamais lu. Et un des mots qui revient souvent dans la poésie de Virgile, c'est le mot
regarde :
regarde l'antre, regarde l'arbre. Une invitation à la découverte de la richesse et de la beauté du monde, même dans ses témoignages les plus humbles. Alors le final de la première bucolique, c'est un final en mineur, totalement réduit, restreint à un espace intime, avec, sur cette table, des fruits sans prix, mais, par la grâce aussi de la pensée qui soutient tout cela, on découvre que ces choses-là nous sont données comme l'essentiel de l'expérience humaine. »
Je m'appuierai sur les propos mêmes de P. Heuzé pour proposer, en contrepoint de sa traduction, celle de Paul Valéry, que je lui préfère, rédigée entre 1942 et 1944, à la demande du Dr A. Roudinesco. Le poète fait le choix, comme Philippe Heuzé, du vers, et plus précisément encore, de l'alexandrin. Il s'en explique dans les pages lumineuses de
Variations sur les Bucoliques :
« […] j'ai pris le parti de faire vers pour vers, et d'écrire un alexandrin en regard de chaque hexamètre. Toutefois, je n'ai même pas songé à faire rimer ces alexandrins, ce qui m'eût assurément contraint à en prendre trop à mon aise avec le texte, tandis que je ne me suis guère permis que des omissions de détail.
D'autre part, l'usage du vers m'a rendu ça et là plus facile, et comme plus naturelle, la recherche d'une certaine harmonie sans laquelle, s'agissant de poésie, la fidélité restreinte au sens est une manière de trahison. Que d'ouvrages de poésie réduits en prose, c'est-à-dire à leur substance significative, n'existent littéralement plus ! Ce sont des oiseaux morts. Que sais-je ! Parfois l'absurde à l'état libre, pullule sur ces cadavres déplorables, que l'Enseignement multiplie, et dont il prétend nourrir ce qu'on nomme les « Études ». Il met en prose comme on met en bière. »
Paul Valéry, cinquante ans avant les propos de P. Heuzé, introduit dans sa traduction cette prédominance et ce principe fondateur du regard dans la poésie virgilienne, ce fameux regard dont parle l'universitaire :
Reste encor cette nuit. Dors là tout près de moi ;
Sur ce feuillage frais. Nous aurons de bons fruits,
Fromage en abondance et de tendres châtaignes.
Vois : au lointain déjà les toits des fermes fument
Et les ombres des monts grandissent jusqu'à nous.Paul Valéry