Dans
ce post de réponse à un
recadrage de SamVa, vous prenez l'exemple, Philaunet, du dentiste du XIXe siècle.
Je ne résiste pas au plaisir quelque peu sadique de vous soumettre deux exemples de fabuleux arrachages fin-de-siècle. Je copie le premier de ces textes célèbres, un extrait du chapitre IV d'
À Rebours de Joris-Karl Huysmans:
"Il y avait de cela, trois années ; pris, au milieu d’une nuit, d’une abominable rage de dents, il se tamponnait la joue, butait contre les meubles, arpentait, semblable à un fou, sa chambre.
C’était une molaire déjà plombée ; aucune guérison n’était possible ; la clef seule des dentistes pouvait remédier au mal. Il attendait, tout enfiévré, le jour, résolu à supporter les plus atroces des opérations, pourvu qu’elles missent fin à ses souffrances.
Tout en se tenant la mâchoire, il se demandait comment faire. Les dentistes qui le soignaient étaient de riches négociants qu’on ne voyait point à sa guise ; il fallait convenir avec eux de visites, d’heures de rendez-vous. C’est inacceptable, je ne puis différer plus longtemps, disait-il ; il se décida à aller chez le premier venu, à courir chez un quenottier du peuple, un de ces gens à poigne de fer qui, s’ils ignorent l’art bien inutile d’ailleurs de panser les caries et d’obturer les trous, savent extirper, avec une rapidité sans pareille, les chicots les plus tenaces ; chez ceux-là, c’est ouvert au petit jour et l’on n’attend pas. Sept heures sonnèrent enfin. Il se précipita hors de chez lui, et se rappelant le nom connu d’un mécanicien qui s’intitulait dentiste populaire et logeait au coin d’un quai, il s’élança dans les rues en mordant son mouchoir, en renfonçant ses larmes.
Arrivé devant la maison, reconnaissable à un immense écriteau de bois noir où le nom de « Gatonax » s’étalait en d’énormes lettres couleur de potiron, et en deux petites armoires vitrées où des dents de pâte étaient soigneusement alignées dans des gencives de cire rose, reliées entre elles par des ressorts mécaniques de laiton, il haleta, la sueur aux tempes ; une transe horrible lui vint, un frisson lui glissa sur la peau, un apaisement eut lieu, la souffrance s’arrêta, la dent se tut.
Il restait, stupide, sur le trottoir ; il s’était enfin roidi contre l’angoisse, avait escaladé un escalier obscur, grimpé quatre à quatre jusqu’au troisième étage. Là, il s’était trouvé devant une porte où une plaque d’émail répétait, inscrit avec des lettres d’un bleu céleste, le nom de l’enseigne. Il avait tiré la sonnette, puis, épouvanté par les larges crachats rouges qu’il apercevait collés sur les marches, il fit volte-face, résolu à souffrir des dents, toute sa vie, quand un cri déchirant perça les cloisons, emplit la cage de l’escalier, le cloua d’horreur, sur place, en même temps qu’une porte s’ouvrit et qu’une vieille femme le pria d’entrer.
La honte l’avait emporté sur la peur ; il avait été introduit dans une salle à manger ; une autre porte avait claqué, donnant passage à un terrible grenadier, vêtu d’une redingote et d’un pantalon noirs, en bois ; des Esseintes le suivit dans une autre pièce.
Ses sensations devenaient, dès ce moment, confuses. Vaguement il se souvenait de s’être affaissé, en face d’une fenêtre, dans un fauteuil, d’avoir balbutié, en mettant un doigt sur sa dent : « elle a déjà été plombée ; j’ai peur qu’il n’y ait rien à faire. »
L’homme avait immédiatement supprimé ces explications, en lui enfonçant un index énorme dans la bouche ; puis, tout en grommelant sous ses moustaches vernies, en crocs, il avait pris un instrument sur une table.
Alors la grande scène avait commencé. Cramponné aux bras du fauteuil, des Esseintes avait senti, dans la joue, du froid, puis ses yeux avaient vu trente-six chandelles et il s’était mis, souffrant des douleurs inouïes, à battre des pieds et à bêler ainsi qu’une bête qu’on assassine.
Un craquement s’était fait entendre, la molaire se cassait, en venant ; il lui avait alors semblé qu’on lui arrachait la tête, qu’on lui fracassait le crâne ; il avait perdu la raison, avait hurlé de toutes ses forces, s’était furieusement défendu contre l’homme qui se ruait de nouveau sur lui comme s’il voulait lui entrer son bras jusqu’au fond du ventre, s’était brusquement reculé d’un pas, et levant le corps attaché à la mâchoire, l’avait laissé brutalement retomber, sur le derrière, dans le fauteuil, tandis que, debout, emplissant la fenêtre, il soufflait, brandissant au bout de son davier, une dent bleue où pendait du rouge !
Anéanti, des Esseintes avait dégobillé du sang plein une cuvette, refusé, d’un geste, à la vieille femme qui rentrait, l’offrande de son chicot qu’elle s’apprêtait à envelopper dans un journal et il avait fui, payant deux francs, lançant, à son tour, des crachats sanglants sur les marches, et il s’était retrouvé, dans la rue, joyeux, rajeuni de dix ans, s’intéressant aux moindres choses."
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Le second extrait est une excellente nouvelle de Marcel Schwob,
Sur les dents, parue en 1891 dans le recueil
Coeur double.Je vous souhaite le meilleur appétit.