Écoutez braves gens, écoutez le programme phare de l'été sur France Idées, la grande traversée, qui malgré sa réduction de moitié – c'était la faute au Covid, mais maintenant on ne sait plus – continue sa brasse coulée dans la grille, deux fois par jour, un p'tit coup le mamate, un p'tit coup le soissoir pour remplir la grille sans ça on met quoi hein j'vous l'demande ?
Depuis le début du commencement des grandes traversées, que d'évolution, que d'évolution en plus de la réduction de moimoite !
La consigne est claire : de l'émotion, de l'émotion, il faut que l'auditeur il se dise en continu que mon Dieu que c'est beau, mon Dieu que c'est émeuvant, toute cette musique d'ascenseur qui dégouline, ces gens qui sussurent dans l'micro des trucs qui font vibrer les cordes sensibles (skouing skouing skouing font-elles en pleurant tellement c'est beau).
Qu'est-ce qui a donc bouffé aussi goulument la seconde heure de ces méga traversades ? Mais des redif' de podcasts originaux 100% nattes et tifs, qui ne le sont plus puisque basculant dans un mouvement irrésistible dans la radio de flux. Mais que c'est beau, que c'est beau !
Toute cette intro pour en venir au grand traversin de l'été qui va nous occuper quelques minutes : "
Proust, cousu main".
Enfin, une traversité (grande) entièrement sur la couture ! Enfin !
Enfin, on se calme, c'est une métaphore (une grande métaphore) qui désigne une enfilade de témoignages de témoins qui racontent leur rapport intime à Proust à eux qu'ils ont personnellement pour que nous soyons émus au plus profond de nos neurones à émotions, et que nous nous disions : mais si je lisais La recherche ? Ce serait coool non ?
Donc, premier point, cette traversitude (XXL) s'adresse à ceux qui n'ont pas lu La recherche. Les autres, foutez l'camp, ça sent l'roussi. Bin oui, France Idées n'est plus une radio élitiste, alors on s'adresse à un auditeur type, qui n'a rien lu, rien entendu, rien vu, ni à Hiroshima ni ailleurs.
Première partie. Et unique partie en ce qui me concerne. Pour les autres, vous écouterez tout seuls, vous me raconterez, mais brièvement. Très brièvement. En fait, si vous ne me racontez rien, ce serait encore mieux.
Première partie. Je reprends parce que j'avais encore digressé, parce que quand je digresse au bout d'un moment vous ne savez plus de quoi on parle et moi non plus d'ailleurs. Donc,
Première partie. "Le manteau des apparences"
Comme la maille du pull mité qui traîne dans votre grenier, la métaphore est filée.
Ah.
Ah.
Ah.
Un peu de sérieux, on se ressaisit.
Cette première partie est d'une richesse incroyable – au moment où j'écris je me pince encore pour me persuader que ça (= la maousse traversinade) existe bien, que je n'ai pas rêvé – tant musicalement, avec une chanson de Dave – LA chanson - , que cinématographiquement (James Bond).
Dès le prégénérique, vous êtes plongé dans un doudou infernal avec une musique d'ascenseur toute douce, d'un style mi néo-gnangnan, mi post-neuneu.
Une voix, au bout d'une minute, que l'on sent proche de la crise de larmes tellement c'est beau, nous invite à regarder. Regarder Odette, Regarder Mme Verdurin, etc... Elle pourrait réciter l'annuaire de l'Eure que ce serait tout aussi bouleversant. Regardez... Mais regardez... La voix est à deux doigts de piquer une crise. Faut couper.
Sur l'énonciation du titre de l'épisode que je rappellerai pas - essayez de vous souvenir de ce que vous venez de lire en remontant un peu dans le texte - on entend le bruit d'un tissu qui se déchire. C'est beau, c'est déchirant.
Le premier témoin, on a pitié pour lui, est coupé au bout de quelques secondes - et l'effet de montage est ébouriffant - par l'extrait d'une émission de Stéphane Bern. C'est beau.
Le montage va alterner cette émission tévé de haute qualité avec quelques phrases glanées çà et là auprès de nos témoins du jour, en prenant soin de n'en garder que le superficiel, parce que c'est le début de l'émission, faut garder le costaud pour la suite. Normalement, au bout de trois minutes, j'aurais dû arrêter de ramer, ma traversale (grande) était finie. Il fallait vite rebrousser chemin, je risquais la noyade.
Fou ! Oui, fou ! (Je me parle à moi faites pas attention.)
Je repris mes rames et continuais. Fou que j'étais (j'use de l'imparfait car au moment où j'écris je suis mort, noyé au fin fond de la grande traversation).
Le montage alterne donc les clichés de la tévé et quelques phrases piquées ça et là dans les entretiens des témoins, pour faire amuse-gueule. La témoine (j'ai mis au féminin, au point où on en est) qui attaque le sujet dans le vif, nous résume le début de La recherche tel qu'il convient de le lire : le narrateur est dans son lit et il se masturbe.
Donc, tout de suite, ça donne envie, non pas de se masturber, mais de lire Proust. Voilà comment on attaque correctement une émission anti-élite.
Avec le cul, l'auditeur le plus réticent, il reste sur le navire. Avec le cul, on dit banco faites péter la suite.
La suite : les lecteurs de Proust, y'en a pas beaucoup, parce que c'est long, et , comme le suggère subtilement le montage, ennuyeux. La témoine décrit donc cette étrange secte, les lecteurs de La-recherche-en-entier, dont elle ne fait pas partie.
Apparemment, après la scène de masturbation, ça faiblit un peu, sans ça y'aurait eu plus de lecteurs. L'auditeur débande ses neurones directos.
On nous explique ensuite que l’œuvre s'est prêtée à trop de commentaires, que trop c'est trop (la brigade anti-élite veille), et que la connaissance de toute chose ne vaut vaches cochons couvées que si elle est émeuvante. Et l'émeution est, vous l'avez, César, compris, au cœur de cette traversouille (grande).
Pour le prouver, une archive de Fanny Ardant en train de débiter des banalités , mais qui provoque une émotion intense, INTENSE, chez l'auditeur, qui n'est pas prêt d'essuyer ses larmes parce que la traversinule vient juste de commencer, le capitaine vient juste de vous souhaiter bienvenue à bord, vous avez juste déposé vos valoches dans votre cabine. Veinards. Alors que moi comme un con je rame dans ma barque. Sûr que vous arriverez en premier à bon port. C'est même certain, car je vous ai dit plus haut que j'étais mort.
La témoine laisse place à un témoin, qui dénonce le fanatisme de ceux qui ne jurent que par Proust, qui ne pensent que par Proust, qui ne lisent que Proust, qui ne respirent que Proust, qui ne mangent que Proust, bref, qui nous font chier avec Proust.
Donc, le plan binaire de la traverside (grande) est clair : d'un côté les ceux qu'ont pas lu, de l'autre les dingos qui ne lisent que ça.
On continue d'écouter quelques propos émus (l'émotion boudiou, l'émotion !) sur le film de mariage retrouvé récemment et où l'on a cru reconnaître Proust. Décidément il est partout ce mec !
Ce qui justifie un développement qui coulait de source, bien que nous soyons dans la mer, sur la déification délirante du gars Marcel.
Il faut arrêter un peu, redescendre sur Terre, mais avec émotion.
On repart de plus belle avec le récit du refus par Gallimard de Du côté d'chez Souann, avec une archive de M'sieur Gide. Un truc de ouf, du jamais entendu, c'est magnifiquement wikipédiesque. L'émotion, comme la marée, bat son plein.
Il faudrait maintenant arriver au style. Il nous est expliqué que Proust voulait révolutionner la langue, et qu'il voulait écrire comme on n'avait jamais écrit, sans qu'on nous dise exactement ce qu'il a fait afin que ce soye pas trop élitiste. La brigade veille, attention faut faire gaffe.
Puis, sans transition, l'humour juif chez Proust. Comme c'est un chouilla plus pointu, bien que d'une durée d'une poignée de secondes, il ne faut pas que l'auditeur foute le camp, donc il devient obligatoire de rajouter en fond une musique de chiotte qui maintient la tension dramatique, qui fait que l'émotion jaillit à plein tuyau de cette musique tristounette, laide, répétitive et décorative – quel décor mon Dieu quel décor !
Et comme trop c'est trop, au bout de quelques secondes, lorsqu'apparaît la voix de Jean Cocteau qui raconte une anecdote émeuvante, la réalisatrice, de manière fort subtile, shunte doucement, doucement – que d'émotions ! - la muzikette pour qu'on comprenne bien que maint'nant, l'émotion nous est offerte par le gars Cocteau exclusivement.
Après ensuite alors, un témoin nous raconte sa lecture de Proust, moment magique où il ne cessa de rire, et quand il ne riait pas il pleurait, "d'émotion de joie de rire", alors qu'il "n'avait jamais entendu parler de Proust auparavant". L'heureux homme.
Une bien belle leçon de vie. Pour bien être émotionné par Proust, faut pas en entendre parler avant.
Ni une ni deux, voilà qu'au bout d'un quart d'heure de traversée, obéissant à la voix de ce témoin fort émotif, je coupis la lecture de la traversude (grande) pour éviter la noyade qui m'eût été fatale.
Eh oui, ne croyez pas ce que je vous ai fait croire, je ne suis pas mort : vous avez déjà vu des morts écrire un machin sur une traversation (grande) ?