Pour compléter
Robert Walser, maître du récit court, voici la chronique de Pierre Assouline du 20 août 2006 :
"Comment Robert Walser m’est tombé dessus
Cet été, un écrivain m’est tombé dessus au moment où je m’y attendais le moins. Entendez : alors que je me croyais protégé de toute intrusion par la barrière de livres que j’avais emportés avec moi. Cela a commencé par un zapping télévisé un samedi soir à la recherche de la chronique des événements courants. Métropolis m’est apparu sur Arte, la figure de Robert Walser m’a sauté au visage et la voix chaude de Pierre-André Boutang a fait le reste pour m’entraîner dans ses pas. C’est le genre d’écrivain dont on précise toujours entre parenthèses (Bienne 1878- Herisau 1956), non pour encourager à visiter le canton de Berne ou celui d’Appenzell, mais pour éviter que l’on en fasse une sorte d’écrivain autrichien du XIXème siècle. Il faut dire que l’intéressé n’avait rien fait lui-même pour se rendre inoubliable. A croire qu’il était la principal obstacle à la diffusion de son oeuvre.
Dans le beau documentaire commenté par Boutang, au fil des témoignages et des évocations, il apparaît bien comme le plus grand écrivain suisse de langue allemande dont la fin (les vingt quatre dernières années de sa vie dans un asile psychiatrique, à sa sa demande puis contre son gré) éclaire rétrospectivement le début et le milieu de la vie. A l’écart, marginal, inclassable, il l’était sans aucun doute, comme il était fragile, mélancolique, solitaire, pauvre, nomade, vierge, rêveur, détaché des biens matériels et effrayé à l’idée de réussir quelque chose. De tous les métiers qu’il avait pratiqués avec l’air de ne pas y toucher (dans les assurances et la banque, puis dans une bibliothèque) avant de se vouer à l’écriture, le plus étonnant, celui qui mériterait qu’on lui consacre une nouvelle dont il serait le héros, c’est bien celui de valet au château Dambrau à Falkenstein (Haute-Silésie) en 1905, au sortir d’une école pour valets.
Robert Walser a énormément écrit et publié : des romans (Les Enfants Tanner, Le Commis, L’Institut Benjamenta), des recueils de poèmes et de "petites proses", des textes divers pour les journaux. Avant son internement pour schizophrénie, ressentant un "effondrement de la main", il rédigeait (notamment Le Brigand) d’une écriture microscopique que des chercheurs opiniâtres mettront des années à déchiffrer. Ce qu’il appelait "le territoire du crayon". Le reclus de l’asile de Herisau en proie au délire de persécution, dont l’oeuvre avait pourtant été célébrée haut et fort par Kafka, Musil, Benjamin, Hesse, Zweig et Canettti, se serait effacé du monde dans l’indifférence quasi générale n’eut été l’amitié admirative de l’éditeur et écrivain Carl Seelig, son compagnon de promenade. Car Walser fut toute sa vie, et surtout les derniers temps, un promeneur absolu, qui voulut élever la marche à pied au rang d’un art de vivre. La promenade était sa respiration. Robert Walser cessa de respirer le 25 décembre 1956, les pieds dans la neige, alors qu’il se promenait.
De lui, je n’avais lu autrefois que l’Institut Benjamenta (L’Imaginaire) : l’angoissante ironie qui s’en dégageait m’avait laissé un puissant souvenir, notamment l’occupation principale des élèves entre les enseignements théorique et pratique : l’attente… Je me promettais de revisiter Walser plus à fond d’autant qu’il ne se passe guère de semaines sans que les meilleurs critiques suisses, de ceux du Passe-Muraille à ceux du Temps, n’y encouragent leurs lecteurs. Et puis voilà, dans la torpeur d’une nuit d’août, après avoir éteint la télévision aussi distraitement qu’elle avait été allumée, en mettant un peu d’ordre dans les livres mis de côté depuis un an "à lire d’urgence en vacances", je me suis laissé happer par le dernier livre de W.G. Sebald Séjours à la campagne (Logis in einem Landhaus, traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau, Actes Sud) paru à la fin de l’année dernière. L’auteur des Emigrants et de Vertiges, s’y livre à quelques exercices d’admiration de Jean-Jacques Rousseau à Peter Hebel, six portraits en hommage à leur génie qui forment selon la loi du genre son autoportrait en creux. Et entre les pages 123 et 161, "Le promeneur solitaire. En souvenir de Robert Walser". Il était écrit que je ne lui échapperais pas. Sebald, qui identifie Walser à son grand-père qu’il adorait, enrichit son texte, comme à son habitude, de photographies et de documents publiés entre les lignes même et non dans un cahier spécial -heureux auteur auquel son éditeur permet une telle licence ! Le procédé lui autorise tous les recoupements et correspondances. Rien de tel pour dégager des similitudes de ce fleuve d’incertitudes. Très attaché au travail sur la langue, Sebald était bien placé pour décortiquer dans la graphorrée de Robert Walser les néologismes dont il avait le secret, tels que das Manshettelige (la dégonflardise) ou das Angstmeierlich (la génuflexibilité), et ses bizarreries comme un sofa "scrouinant" (gyxelnd). Son analyse de la parenté Gogol-Walser est des plus réjouissantes, comme l’est celle de ses "microgrammes", cette écriture minuscule pratiquée au fin fond de son terrier, de celui qui se sent dans l’illégalité et la clandestinité par rapport à la société, et constitue les archives d’une "véritable émigration intérieure". On comprend que W.G. Sebald avoue avoir été toute sa vie envoûté par l’ombre fraternelle de Robert Walser.
J’ai lu ces pages en vacances. En rentrant, au courrier, j’ai trouvé parmi quelques livres un poche à paraître à la rentrée Retour dans la neige (traduit de l’allemand par Golnaz Haudichar, 143 pages 5,50 euros, Points), recueil de 25 récits exquis parus entre 1899 et 1920 et signés… Robert Walser. Si ce n’est pas un signe, qu’est-ce qu’un signe ? Il ne m’en faut pas plus pour me convaincre que désormais, son oeuvre ne me lâchera plus. Dans la préface et les notes, Bernhard Echte nous apprend que Walser a passé son dernier quart de siècle à coller des sacs en papier, fabriquer de la ficelle et trier des petits pois à l’atelier de l’hôpital. Cela nous en dit bien davantage, et autrement mieux, que la phrase de Philippe Delerm ("Robert Walser, un faux naïf et un grand écrivain") que le Seuil a jugé bon de faire figurer en gros caractères au centre de la couverture du livre. Si l’on a bien compris, avec la nouvelle police de caractères, c’est là la nouvelle signature graphique de cette collection. Si l’on en juge par le résultat, le principe est absurde -et risque d’aboutir parfois à des accouplements grotesques. Quoi qu’on pense des qualités et du talent de Philippe Delerm, Robert Walser ne méritait pas ça."
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