Commencer avec l'hommage au Père Molly, le professeur de physique à Nancy :
<< Le père Molly ménageait ses effets. Après avoir tiré des rayons lumineux comme des droites, il se mettait à douter, introduisant des expériences contradictoires, faisait par la lumière contourner des obstacles, iriser les réseaux, faisait friser les franges de Fresnel ! Ondes ou corpuscules, c'était quoi la lumière ? Un homme aussi intègre allait-il biaiser, chercher un compromis ? Point du tout. Il abordait, serein, la révélation la plus stupéfiante qui soit, que la lumière pouvait être ceci et cela comme on voulait, ou du moins que derrière le premier système d'explication, valable dans le cas général, se dissimulait un second système prenant appui sur des cas particuliers mais qui risquait bien à son tour, devenu plus général encore, d'être remis en cause à un niveau plus fin. Ainsi à l'instar de la mesure et du calcul d'erreur, la théorie s'échafaudait elle aussi en zig-zag, prenant appui allègrement sur la contradiction. leçon jamais oubliée ! >>
Continuer avec les pénibles années qui mènent au concours dont il sort grand admissible, selon lui résultat d'une double erreur, d'abord de s'y être destiné, ensuite au concours de l'y admettre en vertu de la règle qui veut que deux négations valent une affirmation.
<< Cela explique aussi pourquoi j'ai eu, depuis, tant de mal à poursuivre mes études, pourquoi je le fis comme on se trompe, pour donner le change, et pourquoi finalement je crois à si peu de choses admises. Lorsque je les vis enseignées, par la suite, comme des choses "en soi" qui n'étaient pas vécues, conquises, arrachées à l'existence par un corps à corps d'homme , je les trouvais peu dignes d'intérêt et de foi. Quand aux hommes qui m'enseignèrent, j'eus tôt fait d'en répudier la majeure partie pour ne m'attacher qu'à ceux qui ressemblaient au Père Molly , par cette anxiété du vrai savoir, dans le double mystère de la nature et de ce qui la surpasse. >>
On voit venir alors l'emmerdeur des hiérarchies :
<< Quand, faussement respectueux de l'ordre établi, ponctuel comme on n'en fait plus, et dévoué même, je regarde les hiérarchies, ce regard les inquiète, les vexe et non sans raison, car c'est au vieux précepte que je pense quand je considère leur blaze. L'esprit de contradiction que malgré moi je rayonne, les affecte dans leur for, les gens... Je n'y peux rien et je ne peux pas grand chose pour eux. Mais de ces lois fatales que je connais de toute éternité et qu'ils persistent à ignorer (puisqu'on leur a appris pour leurs diplômes d'autres lois, qu'ils passent d'ailleurs leur vie à transgresser avec des feintes minables, des mensonges embarrassés, des sophismes rudimentaires) ils sentent bien que je suis le porte-parole indéfendable, inexpugnable et lui-même piégé. Ainsi je sais de science certaine que plus on s'élève dans l'échelle sociale, plus baisse la moralité, plus on s'élève en compétence, moins règne le bon sens, plus grande est la responsabilité, moindre est la générosité. >>
On comprend que l'homme suit sa ligne, ce qui explique aussi qu'il ne cessera de se faire virer : d'abord 2 fois par Vichy, puis après la Libération parce que lui même résistant et libérateur il s'oppose à l'épuration ; et puis en 1957 viré des studios-école de la Sorafom créée par lui et dont on ne voulait pas qu'elle donne aux Africains la maitrise de leurs ondes ; et encore liquidé son Service de la recherche en 1974 et éjecté en 1975 de l'INA à peine créée à partir de son projet. Selon ses propres mots, Schaeffer prend ces choses "aussi bien que possible" car depuis longtemps il ne saurait être dupe, ni des hommes, ni de lui-même, ni de ses golems et pas non plus des simulacres de cet "odieux visuel", comme il le dira en octobre 1991 : odieux "parce qu'il rompt la communication entre ceux qui jouent ceux qui regardent, parce qu'il généralise à la masse des messages qui devraient toujours être faits pour quelque uns, et surtout l'usage qui en est fait par la civilisation contemporaine est odieux, parce qu'il est mercantile, politisé, vulgaire".
Tout l'ouvrage de 1970 montre la contradiction vécue par celui qui est à la fois un sceptique et un homme d'action, condamné dès lors à vivre en errant, en chercheur tous azimuts.
Alors puisque ce forum a été créé pour parler de radio, autant finir avec les rares lignes qu'on trouvera dans ce livre pour évoquer la Sorafom :
<< A un certain moment de ma vie professionnelle, j'ai même essayé de remonter le courant. En plein essor, je me suis détourné de l'aventure de la musique concrète et de l'exploitation qu'elle me promettait. Si je me désintéressais d'un succès local pour m'occuper de gens qu'on n'appelait pas encore les "sous-développés" ni même, par un euphémisme encore pire, les "en voie de développement", ce n'était pas pour le seul plaisir de placer, en Afrique, en Océanie, des antennes et des postes de radiodiffusion qu'on y aurait installés de toutes façons. C'est que j'imaginais la radio aux Africains, une radio différente de la nôtre, faite par eux et pour eux, à leur façon, épousant leurs besoins et leur inspiration. J'oeuvrai obscurément là-dedans jusqu'à mon éviction -qui était fatale- juste le temps de créer un réseau qui, de toute manière, de l'avis même des cadres africanisés, ne serait jamais assez moderne, jamais assez à la mode, à la mode de chez nous précisément. Là je vérifiai que les civilisations sont mortelles, ainsi qu'on m'avait appris, et je revins à mes chères études qui ne faisaient de mal à personne, du moins je le croyais. retardataire, comme on voit. Et naïf, comme on sait. >>
Autant s'arrêter là car on n'en finirait pas de tout citer. On s'attend à trouver ce soir à 00h31 un de ces nombreux Schaeffer au micro de François Billetdoux dans une rediffusion de 1966 offerte par les Nuits de FC . Le lecteur curieux d'en savoir plus, trouvera sa matière dans les 2 h produites en 1991 par Jacques Perrault pour ARTE, dans le Traité des objets musicaux (Seuil 1965), dans les Entretiens avec Marc Paillet (Belfond 1969), dans les 2 volumes des Machines à communiquer (Seuil, 1970 & 1972). Sur la Sorafom parmi les 30 années passées dans l'audiovisuel public, consulter "Les antennes de Jéricho" publiées chez Stock en 1978, dont on parlerait volontiers à la prochaine occasion, dans le fil "radio-biblio".