Cher Brice Couturier
Depuis fort longtemps, depuis que vous avez lancé et animé l’émission estivale de débat contre-expertise j’écoute avec un très vif intérêt vos diverses interventions sur France Culture, elles recueillent de ma part une assez large approbation et souvent me réjouissent. Je les trouve claires, j’en apprécie la pertinence et la rigueur ainsi que la force des convictions qui vous animent. Tout ce qui chez vos contradicteurs vous fera taxer de « néo-libéral » est pour moi utile et pertinent, je n’y vois pas l’expression d’un quelconque néo-libéralisme mais la prise en considération des lois permanentes de l’économie marchande depuis qu’elle existe et auxquelles on ne peut pas se soustraire, sauf à se réfugier dans la pensée magique et provoquer des catastrophes comme on le sait depuis la tentative de Turgot de libéraliser le commerce des grains.
Mais quand il s’est agi du conflit israélo-palestinien, force m’était de constater que la pertinence et la rigueur mais aussi le sens de l’équité et du réalisme politique étaient du côté de vos contradicteurs Elias Sanbar et Stéphane Hessel avec comme conséquence que le débat n’a pas été à votre avantage et qu’il vous a mis en en constante difficulté, à beaucoup d’arguments de vos contradicteurs vous avez été dans l’incapacité de répondre. L’avalanche de réactions que cette émission a suscitée n’a, mais faut-il s’en étonner, pas été l’occasion d’examiner avec précision les arguments que vous avez mis en avant, et on en est resté à des généralités qui revenaient à dire « haro sur ce néo-libéral ».
Je me propose de passer au crible votre intervention.
Dans votre exposé introductif, vous avez slalomé autant que vous avez pu pour contourner les deux vrais sujets qui n’en sont qu’un : la perpétuation de l’occupation de la Cisjordanie et la poursuite de la colonisation.
Vous vous en êtes pris pour commencer au choix éditorial de faire dialoguer deux défenseurs de la Palestine, Elias Sanbar et Stéphane Hessel. Aussi contestable soit ce choix, son seul effet éventuel est de limiter l’intérêt du livre, que d’ailleurs vous n’avez pas lu comme vous l’a fait remarquer Elias Sanbar, admettez que ce n’est pas au cœur de la question.
Quand vous dites que le conflit israélo-palestinien a servi de bouc-émissaire aux dictatures de la région, vous ne faites que décrire un aspect incident de la question. La perpétuation du conflit israélo-palestinien ajoutée aux conditions dans lesquelles l’Etat d’Israël a conquis et étendu son territoire et l’humiliation qui est imposée aux Palestiniens sont ressentis comme un outrage insupportable par l’ensemble du monde arabe. L’exploitation par les dictatures de cette situation n’en est qu’une conséquence parmi d’autres.
Vous avez dit que le conflit avait « perdu de sa centralité » et avez basé votre argumentation sur ce thème un peu surprenant, comme si c’était une invitation à aller voir ailleurs, ce qui revient souvent dans le discours des sionistes extrémistes. Parlons d’autre chose, s’il vous plaît, semblez-vous dire. Ce à quoi on peut vous opposer deux arguments ce que Stéphane Hessel n’a pas manqué de faire. Premièrement est-il vraiment vrai que ce conflit ait perdu de sa centralité ? L’admission de l’OLP à l’UNESCO, tous les débats auxquels cette admission a donné lieu, le chantage américain à la cotisation de l’UNESCO et la candidature au Conseil de sécurité ont bien montré que le conflit israélo-palestinien était loin d’avoir disparu des écrans à l’échelle diplomatique mondiale et font douter de cette perte de centralité. Deuxièmement, même si c’était vrai, en quoi cela légitimerait-il la politique de l’Etat d’Israël ? N’y aurait-il pas une obligation d’en parler davantage. En outre, s’il y avait une perte de centralité, ne pourrait-on concevoir que celle-ci ne serait que passagère ?
Vous avez critiqué ceux qui prétendent que le conflit israélo-palestinien est la cause de toutes les violences et de tous les troubles du Moyen-Orient et que si ce conflit était réglé, la paix et la prospérité reviendraient comme par enchantement. Mais qui peut être assez ignorant de la politique pour prétendre une chose pareille? Ce qu’on ne peut pas nier, c’est que le conflit israélo-palestinien a depuis des décennies profondément déstabilisé cette région, qu’elle la pénalise toujours lourdement, voyez en particulier comme un pays jadis pacifique comme le Liban en est affecté de manière tragique. De ce point de vue le bilan de ce conflit est accablant et cela ne peut que provoquer un fort ressentiment dans la région. Que ce conflit ne soit pas la seule cause de troubles, on peut aussi l’accepter mais en quoi cette considération dégage-t-elle l’Etat israélien de ses écrasantes responsabilités ?
Vous avez dit qu’il n’y avait qu’en Europe qu’Israël était « diabolisé », je ne dirais pas diabolisé mais justement critiqué du fait de ses agissements dont on peut voir connaissance en lisant tout simplement Le Monde, point n’est besoin d’être un spectateur de la chaîne Algezira. Mais si le débat a lieu principalement en Europe, c’est que l’Europe est aux premières loges, c’est tout à fait normal qu’on soit sur notre continent très attentif et sensible à ce qui se passe en Israël, ne serait-ce qu’en raison de l’importance qu’a pour nous le monde arabe aussi bien que ce qui concerne le peuple juif. Les Etats-Unis sont depuis longtemps des supporters inconditionnels d’Israël, en Amérique Latine c’est loin, en Asie c’est loin et en Afrique, je ne sais pas.
Vous avez dit : « Faute d’avoir su donner aux enfants de l’immigration les emplois correspondant à leurs qualifications, on cherche à les enfumer dans une pseudo-communion suspecte dont la figure du Juif est la victime commode. Le vieil antisémitisme, d’origine chrétienne comme d’origine musulmane, trouve là une reconversion particulièrement inquiétante ».
Que c’est tarabiscoté et tiré par les cheveux ! On voit qu’un discours sur la mise en cause de la politique d’Israël doit forcément comporter comme figure obligée un petit couplet sur l’antisémitisme et qu’une cavatine finkielkrautienne sur les jeunes de banlieue y trouve bien sa place. Mais cher Brice Couturier, qui est ce « on » ? Qui est l’auteur de cet étrange complot ? Il se trouve que les enfants de l’immigration sont originaires d’Afrique du Nord, donc qu’ils se reconnaissent comme arabes, même s’ils sont passablement déculturés. Il se trouve que ces enfants de l’immigration sont l’objet d’une discrimination qui leur barre l’accès au marché du travail. Comment pouvez-vous empêcher ces enfants de l’immigration de manifester une hostilité à ceux qui oppriment leurs frères et d’être également en rupture avec une classe politique dont pour rien au monde un dirigeant qu’il soit de gauche ou de droite ne manquerait le dîner annuel du CRIF ? Ne prétendez pas dicter aux enfants de l’immigration ce qu’ils doivent penser ! Je ne vois personne derrière ce « on » ou s’il y a quelqu’un, dites-moi qui c’est. J’y vois une réaction aussi compréhensible que spontanée car qui sème le vent récolte la tempête et elle n’a pas forcément quelque chose à voir avec le vieil antisémitisme chrétien ou musulman.
Chercher à justifier la violence d’Israël par celles d’autres acteurs politiques de la région n’a aucun sens, comme l’a fort bien dit Elias Sanbar, c’est même une idée indigne et tellement faible qu’on peut supposer que si vous l’utilisez, c’est que vous êtes à court d’arguments.
À l’argument d’Elias Sanbar que ce qui délégitimait Israël c’était l’occupation (avec son corrolaire la poursuite de la colonisation), vous n’avez pas su quoi répondre.
Au cours de la discussion, Stéphane Hessel a dit que pour parvenir à la paix, il fallait s’en remettre, non pas aux sentiments, non pas aux passions, mais appliquer des principes généraux, opposables à toutes les parties, ceux du droit, que ceux-ci procèdent des Nations-Unies et l’ambassadeur a rappelé qu’Israël était une création des Nations-Unies, cette position est forte et impose le respect. C’est alors que vous avez eu un ricanement que je n’ai pas trouvé de bon aloi. Parce que vous trouvez risible l’idée que les Nations Unies défendraient l’Etat d’Israël. Ce n’est pas risible du tout car si Israël était menacé, les Nations-Unies, dont la force militaire est quantité négligeable, serviraient de couverture juridique à une opération qui impliquerait des Etats puissants et possiblement les Etats-Unis, comme cela s’est vu plusieurs fois dans l’histoire contemporaine. En refusant l’idée qu’Israël doit conjointement appliquer le droit et se mettre sous la protection du droit, vous montrez que vous êtes du côté des extrémistes, ceux qui se résignent à une guerre de mille ans ou l’appellent de leurs voeux. Par ailleurs, l’idée qu’Israël ait besoin de martyriser un petit peuple pour assurer sa défense est une absurdité totale, surtout si on considère le rapport de force et l’alliance avec les Etats-Unis d’Amérique. En martyrisant un petit peuple, en grignotant son territoire, en spoliant ses habitants, Israël ne fait que susciter la haine et le rejet, alors que la tâche la plus importante serait de se faire accepter dans la région. Mais la tendance la plus forte qui prévaut en Israël est de se couper mentalement de la région comme l’a bien expliqué la journaliste israélienne Avirama Golan, interrogée Abdelouahab Meddeb dans son émission Culture d’Islam.
La simple lecture de la Bible nous montre que les Juifs sont le peuple de la Loi. Donc les Israéliens doivent respecter la Loi. La Loi n’est pas celle qu’on se bricole pour soi, la loi est celle qui vous est imposée.
Je voudrais également réagir à un propos de votre acolyte dans la défense du sionisme extrémiste Emmanuel Halperin. Il était question du retour des réfugiés et il a fait une incise : » « même trois ou quatre générations sont passées ? ». Il voulait dire que trois ou quatre générations plus tard, il y avait prescription, que le droit au retour et à la récupération des biens était forclos. C’est un peu étonnant à entendre car le droit au retour proclamé comme fondement de l’Etat juif s’applique à une expulsion, en fait totalement mythique qui aurait eu lieu en 60 après Jésus Christ, si on compte vint-cinq ans pour une génération, cela fait rien moins que soixante dix-huit générations, avec la perspective que ce soit jusqu’à la fin des temps. Trois quatre générations pour les uns, soixante dix-huit générations et même autant qu’on veut pour les autres, il y a quelque chose qui ne colle pas.
Je vous redis qu’il n’y a que pour la question du conflit israélo-palestinien que je ne vous suive pas. Je souhaite vous entendre aussi longtemps que possible sur les ondes de France Culture et j’ai du plaisir à vous voire démolir des gens qui sont à la limite de l’imposture comme Paul Jorion.
En espérant que ces remarques vous auront paru éclairantes et même pertinentes et en restant à votre entière disposition disposition pour en débattre, je vous prie d’agréer, Cher Monsieur, l’expression de mes sentiments distingués.
Henry Faÿ
henrypmfay@yahoo.fr