Ceux qui veulent tenter rien qu’une fois l’insomnie conjuguée avec le voyage radiophonique seront bien inspirés de procéder à leur tentative dans la nuit qui vient puisque France Culture propose "Au bois lacté", adaptation pour la radio française d’une pièce historique de la BBC "Under milk wood". C’est un sommet de fantaisie lyrique dû au génie créatif de Dylan Thomas, qui la publie initialement en 1952 sous le titre "Llaregubb : une pièce pour la radio peut-être". Dylan Thomas se serait inspiré de ses séjours à Laugharne. Pour la prononciation de 'laugharne', écoutez Guilliam à 00h23 mais moi je renonce à le dire correctly. Il nous suffira de savoir que c'était un village côtier du Pays de Galles, peuplé de personnages excentriques, que le poète aurait volontiers entouré d’une enceinte, d’abord pour enfermer ces fous et tout autant pour les protéger de la folie du monde. Laugharne devient sa résidence secondaire, il aura à coeur lui-même d’en être un digne citoyen tout aussi farfelu, et finalement son ambassadeur pour toute la planète car au bout du compte il y passe assez peu de temps. Voila pour l’histoire et la géographie. Et pour les arts supérieurs, disons que "Au bois lacté " est aux Simpson de Springfield ce que l’Ulysse de Joyce est au Clochemerle de Chevallier : sous prétexte d’inventorier la vie d’une bourgade, c’est un labyrinthe de trouvailles et un petit feu d’artifice de lyrisme pittoresque. Ce texte que bizarrement on prétend inachevé deviendra une des plus célèbres émissions de l’histoire de la radio, avant de poursuivre sa carrière à la scène et au cinéma.
Conçu dès le début pour la radio, Under milk wood (littéralement "sous le bois de lait") connait d’abord une publication partielle en revue, puis quelques lectures en public, puis 4 représentations triomphales sur scène à New York, avec Dylan Thomas lui-même en premier récitant, enfin elle achève ce premier parcours au Third Program de la BBC le 25 janvier 1954, dans une mise en ondes de Douglas Cleverdon que récompense le prix Italia 1954. Cette mise en ondes inspirera une version française le 5 juin 55, dans une traduction de Jacques Brunius et une réalisation d’Alain Trutat. Plus tard viendront les adaptations au cinéma (avec Richard Burton), au théâtre (notamment par Stephan Meldegg au premier Lucernaire), et une version discographique (par Georges Martin).
L’émission du 5 juin 1955 donnera lieu à une modification ultérieure par René Farabet dans le cadre de l’ACR. Mais c’est dès le début semble-t-il, que le texte de Thomas a été réduit d’environ un tiers, chose qu’on peut regretter d’autant que le total n’eut pas atteint les 2 heures, donc restant dans un horaire raisonnable. C’est que la diffusion initiale avait proposé successivement la version de la BBC et celle de la RTF. On peut imaginer que la Direction de l’époque a choisi de resserrer les boulons de l’horloge municipale sur la place de Llareggub. Il reste que le texte intégral est disponible aux éditions du Seuil dans les 2 volumes d’oeuvres de Dylan Thomas. Chacun peut donc se retaper le tout avec les savoureux morceaux non retenus pour la version enregistrée : il vous suffit de conserver dans l’oreille quelques voix connues, avec la part belle à Jean Debucourt qui joue le premier récitant assisté d’un second (et là c’est Jean Topart). On reconnait encore Roger Blin, Rosy Varte, et on ne peut pas rater Jean Tissier dans le rôle de Mog Edwards le mercier-drapier de Llareggub qui tient sur la colline un bazar "où la monnaie bourdonne sur fil de fer". La déclaration d’amour (en rêve) de Mog à la couturière Miss Myfanwy Price est un grand moment qui, à la 8ème minute de la pièce, achève de dégeler l’auditeur et l’emporte définitivement dans le tout petit réseau des rues de Llareggub, la place du marché, l’église le cimetière et le cabaret, le tout sous le regard bienveillant de l’éminence boisée qui surplombe le village et donne son titre à la pièce. Facile alors de se laisser porter par cette revue de personnages, avec son capitaine aveugle en retraite, son cordonnier bouché, ses doux maniaques et ses poivrots, son pasteur-poète, quelques jolies filles au moins l’une plutôt fine et une autre carrément gironde, et enfin il y a les maris humiliés par des maritornes : à Mrs Pugh la femme de l’instituteur revient la médaille d’or de la teigne, et à la veuve Ogmore-Pritchard les deux médailles d’argent et de bronze de l’emmerdeuse autoritaire. Et pourquoi 2 médailles ? Mais voyons parce que des maris elle en a crevé déjà 2 sous elle et par conséquent la voila doublement veuve, d’Ogmore et de Pritchard qui traînent dans quelques scènes savoureuses leur martyr post-mortem auprès de ce dragon. Car bien que morts ils sont encore là : c’est que la pièce est à la fois réaliste et de haute fantaisie : elle commence dans la nuit du rêve et s'achève dans le crépuscule du péché, avec le retour des ténèbres évocatrices. La revue des habitants de Llareggub fait entrer le lecteur-auditeur dans les intérieurs domestiques, dans les foyers, dans les alcôves, et pour de brefs moments dans le Bois lacté.
Les amateurs de grande et belle radio ne seront pas déçus. Pour autant, ils ne doivent pas s’attendre à une réalisation châtoyante de frime et d’effets : c’est avant tout un grand texte servi par une belle direction d’acteurs, direction assurément plus sobre que le couple des ivrognes Mr & Mrs Cherry Owen. Elle est donc juste assez colorée et surtout sans cabotinage car si quelqu’un cabotine de la première à la dernière ligne, c’est bien Dylan Thomas. Au service de son brillant étalage d’invention verbale, il faut saluer la traduction qui semble fort habile, et qui dans l’édition du Seuil se trouve augmentée de 3 séries de notes documentaires alors pensez, le tout fait vraiment très pro ! Le texte en français est dû à un ancien de la BBC, Jacques Cottance de son nom véritable, un émigré de 1940 devenu à Radio-Londres un des français qui parlaient aux français en compagnie de Pierre Dac, d’André Gillois et de quelques autres. Cottance prend à cette occasion le pseudonyme de Jacques Borel, en hommage à Petrus Borel croit-on savoir. Ensuite de quoi il restera en Angleterre pour continuer une sporadique carrière d’acteur et d’homme de radio. En France c’est pourtant sous son autre pseudonyme qu’il restera connu : celui de Jacques Bernard Brunius : membre assidu de la bande à Prévert, familier du groupe Octobre, il joue l’homme au bérait de "L’affaire est dans le sac", et pour Jean Renoir le faune canotier dans "Une partie de campagne". Personnage engagé de plusieurs des groupes de l’avant-garde artistique, assistant de Bunuel sur l’Age d’or et actif toute sa vie dans le monde du cinéma et du théâtre, il réalise aussi quelques courts métrages avec des amis surréalistes, et signe bon nombre d’articles d’analyse sur le cinéma d’avant-garde des années 20 et 30. Cet homme qui ne pouvait pas blairer la nouvelle vague ("quelques vaguelettes" dit-il) et qui préférait les recherches d’un Resnais, est lui-même resté dans l’ombre plus et mieux que l’arpenteur discret, ne publiant qu’un recueil d’articles sur les cinémarges. Ce livre a été réédité il y a 25 ans chez l’Age d’homme par les bons soins de Jean-Pierre Pagliano. Je finis de tirer mon fil Brunius pour en revenir à la radio : Jean-Pierre Pagliano, historien du cinéma est surtout pour nous un des producteurs du grand France Culture des années 80 et 90, et comme tel il est apparu déjà plusieurs fois dans ce même fil des programmes nocturnes, car les Nuits de FC rediffusent parfois l’un ou l’autre de ses Mardis du cinéma. Il avait aussi produit en 1991 une série d’été "Chronique d’un été, 30 ans après", dont on a déjà dit quelques mots dans une page précédente de ce forum. En 1987 chez l’Age d’homme encore, il a donné une biographie de Brunius où j’ai puisé ceux des éléments ci-dessus qui ne font pas partie de la culture courante de l’honnête homme.