Je sais ce que je faisais précisément le lundi 6 octobre 2014 à 20h00. Je rentrais de Paris, après un saut à Gibert, les oreilles branchées sur
France Musique. Débutait un concert de musique contemporaine.
« Pfff, que je me dis, encore un truc qui va me prendre la tête ! » (Oui, je me parle comme ça intérieurement, je suis très familier avec moi-même.) Je continue de râler :
« Bon, j’écoute 5 mn, et je remets TSF, Radio Nova ou au pire, France Culture… » Arnaud Merlin présente le concert. Le musicien ? Hugues Dufourt.
« Connais pas. » L'ensemble ? Les percussions de Strasbourg.
« Là, je vois un peu. » La pièce s'intitule Burning Bright, le sous-titre : Voyage au cœur de la matière.
« Ouah. » Elle s'inspire du poème Tyger de William Blake. Durée annoncée : 65 mn.
« Bon courage ! » Tandis que mon train file dans la nuit, je sors de mon sac un livre trouvé à Gibert, une biographie d’
Arthur Koestler, L'homme sans concessions, par
Michel Laval. Je lis les premières pages pendant que la musique de Dufour s'égrène. Mais est-ce qu'on peut parler de musique ? Des nappes ou des vagues de sons qui se propagent, des trucs qui tintinnabulent. Ça explose, mais pas trop. Ça oscille comme des vagues, on a envie de se laisser porter, d'ailleurs c'est ce qu'on fait. Jamais rien entendu de pareil. Et au lieu d'être largué ou assommé, je suis envoûté. Dans ma tête, le râleur s'est tu. Il n'y a plus que la musique. Qui m'emporte.
Les mots de
Michel Laval s'y mêlent, le siècle de
Koestler nous happe comme une tornade, le train, ses passagers, le livre et moi. Bientôt, les gens autour disparaissent, la rame se transforme en une rue de Budapest et j'avance sur des pavés luisants. J'arpente les rues et l'histoire de la ville à mesure que Laval la restitue. On est en septembre 1905. Citant
Musil, il écrit :
« On reconnaît les villes à leur démarche. » « Budapest où Arthur Koestler passa les premières années de sa vie, s'avançait en courant au centre de l'Empire. »J'y suis. La ville, en pleine ascendance, est paradoxale… modernité, volonté de s'affranchir de la tutelle de Vienne, et aussi nostalgie des tribus hongroises d'Arpad et de Kurzsan qui la fondèrent mille ans plus tôt.
« Une légende prétendait que la famille Koestler descendait du grand rabbin et savant kabbaliste Elijah de Chelm ou Loeb, qui avait créé le personnage d'argile du Golem pour protéger les juifs de Prague des persécutions. » Je change de trottoir, de peur de croiser le Golem. On n’est pas à Prague, mais quand même. A tous les coups, ça me remonte d'un vieux
Woody Allen.
Plus loin,
Laval décrit la naissance de l'auteur du Zéro et l'infini :
« Le premier cri d’Arthur Koestler s'échappa de la chambre où il venait de naître, bouscula les hommes qui entouraient son père sur le pas de la porte, dévala quatre à quatre les escaliers (sic) remonta l'avenue Andrassy, parcourut la place de l'Octogone, flâna à la terrasse du café Jàpan, franchit le Danube, traversa l'espace et s'évanouit dans la rumeur du monde. »La sonnerie du RER me tire un instant du concert, et tandis qu'un flot de voyageurs descend à Bourg La Reine, je me fonds moi aussi dans la rumeur du monde. La musique de
Dufour me reprends et me perd à nouveau dans le passé…
Deux ans plus tard, une version de Burning Bright est sortie en cd (enregistrée en 2016 alors que mon concert date du 25.09.2014) . En lisant le Diapason n°650 d'Octobre 2016, j'appris avec stupeur que les musiciens de Burning Bright n'étaient qu'au nombre de six ! Ils méritent qu'on les cite :
Claude Ferrier, Bernard Lesage, Keiko Nakamura, Minh-Tâm Nguyen, François Papirer et Olaf Tzschoppe. Le critique,
Pierre Rigaudière, dit à leur propos : « Dans cette forme longue, comme en risquent peu de compositeurs, ils préviennent toute rupture de l'influx nerveux : ils ne se contentent pas de nous projeter dans une écoute contemplative, mais veillent à nous y maintenir. »
Effectivement. Je ne sais pas comment, j'arrive à ma station sans la rater. J'ai fermé le livre, demeure la musique. Je sors de la gare comme un somnambule et me retrouve sur le pas de ma porte. Je suis réveillé par les applaudissements du concert qui s'achève.
Un extrait ici :
https://vimeo.com/117315819Depuis, j'ai réécouté le disque, sans
Koestler, et bien que ce soit une captation différente, la magie opère toujours. Pour finir, je découvre en écrivant ces lignes le poème de
William Blake, Tyger dont voici les premiers vers, suivis de ma
modeste traduction (J'ai pris des libertés en introduisant un athanor, mais l'alchimiste des sons qu'est
Dufour ne m'en voudra peut-être pas ? Quant à
Blake...) :
Tyger tyger, burning bright
In the forests of the night,
What immortal hand or eye
Could frame thy fearful symmetry?
In what distant deeps or skies
Burnt the fire of thine eyes?
On what wings dare he aspire?
What the hand dare seize the fire?
°°°
Tigre, Ô Tigre! Flamme qui luit
Dans des forêts de la nuit,
Quelle main, quel œil, quel génie
Tracèrent ton effrayante symétrie ?
Dans quels gouffres ou de quels cieux
Puisa-t-il le feu de tes yeux ?
Brûlant ses ailes à tant d'Athanors
Quel bras fit de ce feu cet or ?
Ecrit à l'origine pour mon blog, je recopie ce texte ici in extenso. Je ne sais pas si Fred de Rouen, qui m'a fait l'amitié de parcourir ce blog, y trouvera son compte ? Je sais par ouï-dire que la musique coule dans ses veines et que la littérature le tient debout. Ce billet lui donc est dédié.