Afin de poursuivre un peu la
contribution rédigée sur le documentaire-lecture consacré par
le Labo au
Requiem d’Anna Akhmatova, on s’est proposé de prêter une oreille à l’émission de Manou Farine,
Poésie et ainsi de suite, du 27 octobre dernier,
Parlez-vous le zaoum? Cette émission nous offrait à la fois une continuité thématique - la poésie russe du début du XXe siècle - et un point de comparaison dans le traitement de la poésie et la place effective qui lui est ménagée.
Le descriptif de l’émission nous propose « deux invités, une obsession et un événement littéraire ». D’un côté, Yvan Mignot, poète et traducteur, depuis 50 ans, de la poésie de Vélimir Khlebnikov dont il publie les
Œuvres (1819-1922), chez Verdier. De l’autre, Jean-Baptiste Para, poète et critique d’art, rédacteur en chef de la revue littéraire Europe. On se souvient de ses
Poésies sur parole, sur l’antenne de France Culture, dans les années 90. Fin spécialiste de la poésie russe du XXe siècle, il vient nous parler d’un autre poète, traduit par ses soins aux Éditions de La Rumeur libre, Nikolaï Zabolotski (
Œuvres poétiques, Le Loup Toqué). La première partie de l’émission – la plus longue – est consacrée à la poésie de Khlébnikov, à la langue révolutionnaire qu’il tente de forger, le zaoum, ainsi qu’à l’inscription de son œuvre et de sa vie dans la période post-révolutionnaire. La seconde partie envisage l’œuvre, moins connue, de Zabolotski et sa place dans la production poétique russe de la première moitié du XXe siècle.
Vélimir Khlebnikov
Puisque nous n’instruisons pas qu’à charge, commençons par saluer le choix – bien que motivé à la fois par une actualité éditoriale et par le calendrier commémoratif – porté sur deux poètes à l’univers singulier, dont la connaissance en France est encore balbutiante mais qui ont joué un rôle de tout premier plan dans l’effervescence littéraire et artistique de ce début de XXe siècle russe. Ouverture du champ culturel qui renoue, le temps d’une émission, avec la vocation historique de France Culture, à l’opposé de la vulgate nauséeuse ressassée quotidiennement. La chose est désormais suffisamment rare pour que nous la remarquions : une heure durant, ces obsessions se sont tues.
Dépêchons les agacements linguistiques habituels. Il est regrettable pour l’auditeur – une fois de plus - d’avoir à supporter l’emploi récurrent de la pseudo-matrice désormais obsessionnelle : « qu’est-ce que X nous dit de Y ? ». L’usage (encore moins l’abus) d’une construction creuse n’a jamais transformé une interrogation insipide en un modèle de questionnement pertinent. Elle risque au contraire de lui offrir une caisse de résonance qui en redouble la vacuité. Peut-on encore, sur France Culture, en 2017, entendre une question qui s’en affranchisse ? Pas dans la bouche de Manou Farine, je le crains :
-
Qu’est-ce que ce problème de traduction, et la solution que vous propose(z), dit de ce qu’est justement zaoum ? (26’13’’)
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Qu’est-ce que cette fréquentation-là, ce mode de fréquentation-là pourrait bien dire de vous ? (34’00’’)
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Qu’est-ce qu’une telle mise en scène, justement, disait d’eux et poétiquement et politiquement ? À propos du groupe Oberiou, Association pour l’Art réel (44’19’’)
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Qu’est-ce qu’un tel silence pourrait dire de la construction française de poésie russe de ces années-là ? (52’57’’)
Le mal est tellement profond que Jean-Baptiste Para lui-même s’y englue en fin d’émission :
[son mp3="https://media.radiofrance-podcast.net/podcast09/14487-27.10.2017-ITEMA_21476632-0.mp3" debut="54:14" fin="54:21"]
Qu’en est-il de la poésie en elle-même, pour elle-même ? C’est sur ce point, me semble-t-il, que l’émission invalide son titre et trahit une part importante de son projet :
C’est la nouvelle émission consacrée à la poésie et aux nouvelles écritures.
D’abord un poète, un écrivain, avec ses voix, sa voix, ses influences, ses lectures, pour une poétique contemporaine dans tous ses états.Sur une heure d’émission, seules 4’45’’ sont consacrées aux lectures de poèmes. Une première pièce de Khlebnikov, lue par Yvan Mignot, d’abord dans sa traduction, puis en russe (de 35’15’’ à 36’50’’), suivie d’une seconde (de 37’13 à 38’45’’). Dans la deuxième partie de l’émission, un poème de Zabolotski, lu par Jean-Baptiste Para (de 50’48’’ à 52’31’’). On peut, à bon droit, s’étonner de la place si réduite accordée, in extremis (« Est-ce que vous ne voudriez pas quand même nous faire une petite lecture s’il vous plaît ? » au bout de 35 minutes !) à la lecture de textes rares et pourtant attendus par les auditeurs. Si les voix de Khlebnikov et de Zabolotski sont si singulières, écoutons-les ! Les discours sur la poésie et les poètes, aussi passionnants soient-ils, ne valent que
secondairement. Qu’ils préludent habilement, s’organisent en perspective ou se pavanent en commentaires subtils, ils demeurent au service d’une parole poétique qui devrait constituer le cœur battant de ce genre d’émission.
Alors, écoutons la poésie si particulière de Vélimir Khlebnikov. Il s’agit d’un poème non titré :
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Du côté des illustrations musicales, hormis le pauvre
Pusherman de Curtis Mayfield (album
Superfly, 1971), toujours aussi ahuri de se retrouver à jouer les jingles promotionnels au milieu de l’émission (en plus du générique d’ouverture), on peut entendre deux pièces intéressantes. Un chant diphonique kalmouk, dont malheureusement nous ne saurons rien, puis, à la demande de J.-B. Para, un extrait pertinent des
Fonderies d’acier de Mossolov (1926). Ces pièces musicales ne sont pas référencées dans la page de descriptif. L’auditeur curieux de poursuivre sa découverte le regrette. Une station qui a fait du numérique sa priorité ne devrait-elle pas montrer davantage de rigueur dans la rédaction et la précision de ses descriptifs ?
Alors ? Que retenir de cette heure ? D’abord et avant tout, la passion communicative des deux intervenants qui maîtrisent admirablement leur sujet et piquent la curiosité de l’auditeur. En ce sens, le mérite de cet entretien est bien d’incitation : il ouvre le champ de connaissances, de la réflexion et dessine de nombreuses pistes à explorer (littéraires, musicales, historiques, ethnologiques…). Si l’intelligence et la grande érudition des deux invités assurent un intérêt qui ne fléchit jamais, il reste à nous demander quelle part Manou Farine prend à ce qui constitue la réussite de cette émission. La productrice connaît manifestement son sujet et s’efforce, au départ, de tracer les grandes lignes de l’entretien dont elle essaie de tenir les rênes. Toutefois, et sans insister sur la naïveté ou la maladresse de certaines questions, on ne peut manquer de constater que M. Farine se laisse rapidement déborder par la parole profuse, parfois fantasque, souvent brouillonne d’Yvan Mignot qui menace d’emporter dans son flot l’intelligibilité du propos et nuit à la bonne compréhension de l’auditeur. Dans ces moments de flottement, le souci de clarté pédagogique est pris en charge par Jean-Baptiste Para. Le poète vient alors au secours de la jeunesse de la productrice et, par l’élaboration d’une parole synthétique, rassemble les différents fils déroulés par Yvan Mignot.
Premier exemple, au sujet des mouvements d’avant-garde comme le futurisme :
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Autre exemple, sur les « Tables du destin », l’inscription de Khlebnikov dans le processus révolutionnaire et la dimension utopiste de sa pensée :
[son mp3="https://media.radiofrance-podcast.net/podcast09/14487-27.10.2017-ITEMA_21476632-0.mp3" debut="22:10" fin="25:24"]
Bonus 1 : Pour les linguistes, un
article stimulant de Jean-Claude Lanne, autre spécialiste et traducteur de Khlebnikov, intitulé
La représentation du "Je" dans l'oeuvre de Vélimir Khlebnikov.
Bonus 2 : Un
ACR de 2015, rediffusé en 2017,
Le spectre du spectre des spectres et qui rappelle certains documentaires proposés par David Collin, dans son
Labo, sur Espace 2. En voici le descriptif :
Dans ce documentaire à la frontière du conte, un fils de retour pour quelques jours dans la maison familiale au coeur des montagnes cévenoles interroge son père pour lever le voile sur un obsédant fantôme de son enfance : le poète russe du XXème siècle Vélimir Khlebnikov.
Le père traduit ses poèmes en français depuis presque 50 ans, il a construit son existence autour de cette figure, il en est possédé. Le père, le fils et le poète se parlent à travers le temps et les steppes.L’architecture du documentaire est celle, bienvenue, des poupées russes. Le poète : Vélimir Khlebnikov. Le père : Yvan Mignot. Le fils – et réalisateur du documentaire : Bastien Mignot. Un pas sur le côté, certes, mais un écho subtil, et de qualité, à l’émission de Manou Farine. On en recommande vivement l’écoute.