L’émission de samedi dernier, consacrée au thème du "village français" du début du vingt-et-unième siècle, était particulièrement intéressante, moins en raison de la pertinence sociologique ou géographique des propos souvent proches de la caricature (et ce malgré les timides nuances de Jean-Pierre Le Goff), que parce qu’elle met en lumière - de manière très crue - une tendance inquiétante de la société française : ce qu’on pourrait appeler la « concurrence des victimes », pour reprendre l’expression de Jean-Michel Chaumont (il étudiait pour sa part les groupes victimes de génocides ou de tragédies comparables). C’est l’idée qu’il y aurait en France de vrais pauvres et des pauvres moins authentiques, de bons pauvres et de moins bons pauvres, des pauvres plus lésés que d’autres, plus méprisés que d’autres. Des pauvres qui attirent moins la lumière, parce qu’elle est détournée par d’autres pauvres, qui le méritent peut-être moins. La plupart du temps, c’est cela qui est suggéré aujourd’hui par de nombreux penseurs et hommes politiques. L’intérêt de l’émission, c’est que le discours est ici plus débridé.
L’autre intérêt de ce numéro de Répliques, c’est que le tableau que les trois intellectuels (un sociologue, un écrivain, un philosophe) font des espaces ruraux victimes du modernisme fait bien souvent penser, mais de manière renversée, à celui que d’autres intellectuels, pétris d’aussi bonnes intentions, ont depuis longtemps dressé des quartiers sensibles (à ceci près que, même si la souffrance semble à entendre l’émission plus forte et la situation plus critique dans les campagnes françaises, aucun des deux invités, qui vivent ou ont vécu « au village », n’irait sans doute habiter une semaine à la Grande Borne).
En vrac, et à côté des différences évidentes (pauvreté diffuse / pauvreté concentrée, origine des habitants, cadre de vie) en voici quelques traits, dont le parallélisme avec ceux que l’on trouve dans certains discours sur les banlieue me semble frappant :
- Éloge de l’authenticité du populaire, face à l’inauthenticité des classes moyennes ou supérieures, surtout les classes cultivées, en encore plus urbaines : les cultureux, par exemple, cristallisent toutes les haines, ou les socialistes (et les socialistes cultureux, bien entendu).
- Valorisation du bon sens, de la franchise, de la rudesse (avec sa part de violence, mais une violence « honnête », légitime) opposés au ricanement, à l’ironie, à la distance des urbains mondialisés. En banlieue les traits mis en avant seraient sans doute l’énergie, la spontanéité, opposés aus mêmes tares des habitants des centre-villes. C’est la vieille opposition virilité / féminité qu’on entend aussi, reformulée. (Quand on s’aventure sur l’esprit communautaire, Finkielkraut et le Goff émettent cependant quelques doutes, rappelant que l’air de la ville et la liberté qu’il procure n’est pas si mauvais).
- Tout cela donne lieu à une concurrence médiatique : les uns ont TF1 (et plus précisément le journal de Pernaud, assurent les trois intervenants) les autres Canal + (Groland, même si l’audience est nettement moindre).
- Indulgence des deux invités, et de Finkielkraut, envers les débordements sous toutes leurs formes (excès de vitesse, vote FN, voire violence), indulgence informée par la compréhension de la souffrance profonde et incompréhensible, pour qui ne la vit pas (sauf les trois intervenants) que ressentent ces populations.
- Plus généralement : demande de règles particulières, au nom d’une « culture locale », elle-même particulière et irréductible, rejet donc des règles imposées d’en haut (même si ce rejet s’accompagne paradoxalement d’un discours dit « républicain », quand il le faut). Au cours de l’émission ces règles injustes ont été illustrées par le contrôle technique et la trop grande intolérance aux excès de vitesse (la haine des radars, motif d’une future jacquerie, voir plus bas).
- Rejet des nouveaux arrivants, sauf s’ils se plient à cette culture locale (il vaut mieux alors, conseille l’écrivain, taire par exemple ses opinions sur la chasse, de même que dans certains quartiers il vaut mieux se montrer tolérant sur certaines pratiques). Le mot « collabos » est même employé pour qualifier les soixante-huitards de la dernière heure, arrivés dans les années 80, agents infiltrés qui ont fait perdre aux petits villages leur authenticité.
- L’image apparait ainsi d’un territoire, comme « hors » du territoire de la république, trop homogénéisante, qui doit être défendu contre cet extérieur délétère.
- Menace que fait en particulier peser la mondialisation sur l’identité locale. Ici il s’agit moins d’ailleurs de mettre en cause de grands groupes marchands comme Mc Do ou Carrefour, ou même des comportements (comme la course à la maison individuelle) qui pourtant défigurent objectivement le paysage, que de dénoncer l’idéologie de l’ouverture, le libéralisme culturel et il s’agit moins aussi, bien entendu de défendre des coutumes étrangères qu’un mode de vie « français » marqué par le christianisme.
- Tout cela débouche sur la revendication de la plus grande souffrance, elle-même démultipliée par le sentiment de ne pas être entendu (il est vrai que la banlieue a au moins ses intermédiaires culturels : cette idée de la souffrance incomprise se retrouve souvent dans les chansons de rap…).
- Pour finir sur une note sinistre : menace sourde que ces population font peser et pourraient mettre à exécution si cette souffrance n’était pas écoutée: la colère gronde et que la révolte va éclater bientôt si rien n’est fait.
Ce portrait des classes populaires rurales, comme certains portraits laudatifs des classes populaires urbaines, fait parfois songer à celui du « bon sauvage » du siècle des Lumières (et plus tard lors de la colonisation). Il est en tout cas mobilisé avec la même bienveillance et au fond avec les mêmes préjugés (qui ont d’autant peu de barrières ici qu’il y a unanimité lors de l’émission) par nos trois penseurs. Malgré les différences, on peut voir derrière au moins un but comparable : mettre en cause la pointe avancée de la modernité (l’Europe civilisée hier/ les métropoles mondialisées aujourd’hui) en décrivant un espaces et des mœurs tout droits sortis, pour leur malheur, d’un âge d’or (îles exotiques hier /les petits villages aujourd’hui). On reconnaît aussi la vieille opposition Paris / Province.
Quelques bouquins que je conseille pour prolonger :
L’excellent livre de Jean-Michel Chaumont, La concurrence des victimes, La Découverte, 1997
Un éclairage historique : Bernard Marchant, Les ennemis de Paris, la haine de la grande ville des Lumières à nos jours, Presse universitaire de Rennes.
Et j’oubliais : L’émission de samedi : http://www.franceculture.fr/emission-repliques-villages-de-france-2012-11-10
L’autre intérêt de ce numéro de Répliques, c’est que le tableau que les trois intellectuels (un sociologue, un écrivain, un philosophe) font des espaces ruraux victimes du modernisme fait bien souvent penser, mais de manière renversée, à celui que d’autres intellectuels, pétris d’aussi bonnes intentions, ont depuis longtemps dressé des quartiers sensibles (à ceci près que, même si la souffrance semble à entendre l’émission plus forte et la situation plus critique dans les campagnes françaises, aucun des deux invités, qui vivent ou ont vécu « au village », n’irait sans doute habiter une semaine à la Grande Borne).
En vrac, et à côté des différences évidentes (pauvreté diffuse / pauvreté concentrée, origine des habitants, cadre de vie) en voici quelques traits, dont le parallélisme avec ceux que l’on trouve dans certains discours sur les banlieue me semble frappant :
- Éloge de l’authenticité du populaire, face à l’inauthenticité des classes moyennes ou supérieures, surtout les classes cultivées, en encore plus urbaines : les cultureux, par exemple, cristallisent toutes les haines, ou les socialistes (et les socialistes cultureux, bien entendu).
- Valorisation du bon sens, de la franchise, de la rudesse (avec sa part de violence, mais une violence « honnête », légitime) opposés au ricanement, à l’ironie, à la distance des urbains mondialisés. En banlieue les traits mis en avant seraient sans doute l’énergie, la spontanéité, opposés aus mêmes tares des habitants des centre-villes. C’est la vieille opposition virilité / féminité qu’on entend aussi, reformulée. (Quand on s’aventure sur l’esprit communautaire, Finkielkraut et le Goff émettent cependant quelques doutes, rappelant que l’air de la ville et la liberté qu’il procure n’est pas si mauvais).
- Tout cela donne lieu à une concurrence médiatique : les uns ont TF1 (et plus précisément le journal de Pernaud, assurent les trois intervenants) les autres Canal + (Groland, même si l’audience est nettement moindre).
- Indulgence des deux invités, et de Finkielkraut, envers les débordements sous toutes leurs formes (excès de vitesse, vote FN, voire violence), indulgence informée par la compréhension de la souffrance profonde et incompréhensible, pour qui ne la vit pas (sauf les trois intervenants) que ressentent ces populations.
- Plus généralement : demande de règles particulières, au nom d’une « culture locale », elle-même particulière et irréductible, rejet donc des règles imposées d’en haut (même si ce rejet s’accompagne paradoxalement d’un discours dit « républicain », quand il le faut). Au cours de l’émission ces règles injustes ont été illustrées par le contrôle technique et la trop grande intolérance aux excès de vitesse (la haine des radars, motif d’une future jacquerie, voir plus bas).
- Rejet des nouveaux arrivants, sauf s’ils se plient à cette culture locale (il vaut mieux alors, conseille l’écrivain, taire par exemple ses opinions sur la chasse, de même que dans certains quartiers il vaut mieux se montrer tolérant sur certaines pratiques). Le mot « collabos » est même employé pour qualifier les soixante-huitards de la dernière heure, arrivés dans les années 80, agents infiltrés qui ont fait perdre aux petits villages leur authenticité.
- L’image apparait ainsi d’un territoire, comme « hors » du territoire de la république, trop homogénéisante, qui doit être défendu contre cet extérieur délétère.
- Menace que fait en particulier peser la mondialisation sur l’identité locale. Ici il s’agit moins d’ailleurs de mettre en cause de grands groupes marchands comme Mc Do ou Carrefour, ou même des comportements (comme la course à la maison individuelle) qui pourtant défigurent objectivement le paysage, que de dénoncer l’idéologie de l’ouverture, le libéralisme culturel et il s’agit moins aussi, bien entendu de défendre des coutumes étrangères qu’un mode de vie « français » marqué par le christianisme.
- Tout cela débouche sur la revendication de la plus grande souffrance, elle-même démultipliée par le sentiment de ne pas être entendu (il est vrai que la banlieue a au moins ses intermédiaires culturels : cette idée de la souffrance incomprise se retrouve souvent dans les chansons de rap…).
- Pour finir sur une note sinistre : menace sourde que ces population font peser et pourraient mettre à exécution si cette souffrance n’était pas écoutée: la colère gronde et que la révolte va éclater bientôt si rien n’est fait.
Ce portrait des classes populaires rurales, comme certains portraits laudatifs des classes populaires urbaines, fait parfois songer à celui du « bon sauvage » du siècle des Lumières (et plus tard lors de la colonisation). Il est en tout cas mobilisé avec la même bienveillance et au fond avec les mêmes préjugés (qui ont d’autant peu de barrières ici qu’il y a unanimité lors de l’émission) par nos trois penseurs. Malgré les différences, on peut voir derrière au moins un but comparable : mettre en cause la pointe avancée de la modernité (l’Europe civilisée hier/ les métropoles mondialisées aujourd’hui) en décrivant un espaces et des mœurs tout droits sortis, pour leur malheur, d’un âge d’or (îles exotiques hier /les petits villages aujourd’hui). On reconnaît aussi la vieille opposition Paris / Province.
Quelques bouquins que je conseille pour prolonger :
L’excellent livre de Jean-Michel Chaumont, La concurrence des victimes, La Découverte, 1997
Un éclairage historique : Bernard Marchant, Les ennemis de Paris, la haine de la grande ville des Lumières à nos jours, Presse universitaire de Rennes.
Et j’oubliais : L’émission de samedi : http://www.franceculture.fr/emission-repliques-villages-de-france-2012-11-10