Une fois n'est pas coutume, les Nouveaux Chemins de la connaissance ne m'ont pas déprimé au point de me pousser à couper le son après 30 à 42 secondes de patience. Pour être tout à fait franc, j'avais déjà vécu un tel événement mercredi dernier (14 décembre) mais
a contrario : ce jour-là, j'avais écouté pensivement une Nème apologie de l'anti-Œdipe saturée de name-dropping, de title-dropping, de remarques anecdotiques et d'esquisses d'idées vite laissées en plan pour rendre ses droits au plaisir du sous-entendu et du presque-dit dans le pays de l'entre-soi. Bref, le vice endémique des Nouvôs Chemins depuis quelques années. Après 10 bonnes minutes de vide sidéral, j'avais résolu d'archiver ce numéro dans mon dossier spécial "Horreur radiophonique" au titre de spécimen pour l'année 2016, car du fait de mon boycott actif, ça fait au moins 12 mois que je n'ai plus rien archivé de cette émission bavassante.
Et en tous cas ce matin, rien de tel. Avec d'entrée de jeu une voix inconnue venue d'une archive lointaine : très vite j'apprends que c'est celle d'un auteur auquel je ne me suis jamais frotté bien que depuis une quinzaine d'années il ait toujours programme ouvert sur France Culture : Cioran, on suppose que l'archive est celle de Georges Walter cette espèce de Hongrois qui nous a livré en un fort volume
des souvenirs curieux d'où la radio n'est pas absente, ce livre étant comme on dit,
une bonne idée de cadeau. Après le sujet qu'est donc l'homme Cioran, vient le prof je veux dire le spécialiste invité pour servir de faire-valoir à Adèle van Reeth. En général c'est là que se situe le passage délicat : la productrice a-t-elle invité un copain de promo débordant d'auto-satisfaction, ou un grand ancien respectable, ou encore un jeune prof d'université formé à l'ancienne ? Ce jour le tirage est bon : le sérieux de cet invité (Aurélien Demars) et son effacement devant le sujet seront les atouts de ces 50 minutes. Pendant une bonne partie de l'émission les deux interlocuteurs préfèrent parler de l'homme. Puis de l'œuvre. Et par chance ils n'abusent pas de philosophie universitaire, or c'est toujours un atout pour les Nouveaux Chemins, que de s'écarter un peu de ceux des salles de cours.
On se prend à rêver : et si c'était tous les jours comme ça ? Pas mal quand même, comme perspective. Et puis, cadeau inattendu : moins de pédantisme qu'à l'accoutumée : est-ce l'absence d'Adèle (bonne surprise) ou est-ce la présence d'une animatrice moins vaniteuse peut-être, pas encore usée par des années d'antenne quotidienne, moins soucieuse en tous cas d'étaler son maniement des abstractions. Au fil de l'émission, on verra que l'élève a bien assimilé les leçons (ou l'imitation) de la chef car question pédantisme ça se gâte un peu après la première demi-heure mais c'est pas grave : à ce moment là, la partie est gagnée.
A part ça les pauses musicales sont toujours aussi téléphonées et débordantes d'imagination. "Mes insomnies", pour faire écho à ce qui vient d'être dit de Cioran (ses insomnies), pfuiiiiii comme c'est inattendu, quel effort de recherche ! A part ça, c'est encore une chanson de Barbara ; j'ai l'impression que c'était déjà le cas la dernière fois que j'ai écouté les Nouveaux Chemins, en 2015. Mais pourquoi une chanson ? On ne leur a donc jamais dit à ces débutants en radiophonie, que la musique pure renforce les propos qu'on vient de livrer, qu'elle favorise la méditation et que les deux sont au contraire contrariés par de la chanson qui vient entremêler des paroles dans les brins de la pensée rémanente. Et, pis encore pour ceux qui l'apprécient : cette chanson là, fort belle et pleine d'âme même si en l'occurrence le choix en est discutable, cette chanson est amputée dès la fin du premier couplet, bref c'est complet -si on ose dire- pour déplaire à tout le monde. Mieux eut valu nous coller deux fois Jean-Sébastien Bach, musique propice à la méditation, stimulant l'esprit et si l'on choisit bien la pièce, propice aussi à la mélancolie. J'ai dit "deux fois" car l'émission se termine par une Suite anglaise je dis bien UNE et non "la" comme le dit la grande connaisseuse qui anime l'émission et semble s'imaginer que Bach a écrit une suite anglaise, tout comme il a écrit UN prélude (le premier, qu'elle a découvert dans une production Hollywoodienne sans jamais supposer qu'il eut pu en écrire d'autres avec son clavecin bien trempé).
Malgré tout, malgré ça et malgré les autres défauts usuels d'une voix trop jeune, d'un enthousiasme de communiante pour ne pas dire de majorette, d'une inévitable apparition de Bergson heureusement convoqué tout au plus comme faire-valoir (ouf), malgré tout ça dis-je l'auditeur pensif se laissera facilement emporter par ces 50 minutes, quand bien même il déborde de mauvais esprit et de pessimisme radiophonique. Il apprendra entre autres choses que Cioran a mal au temps -sujet à la mode, dans le nôtre- et qu'il souffre, mais que sa souffrance est quasi l'inverse de celle, vulgaire, dont Baudelaire fait une excuse de l'ivresse comme s'il avait jamais eu besoin d'excuse pour s'enivrer.
Etant donné sa qualité -au moins pour l'ignorant que j'étais jusqu'à 10h01- je déconseille d'écouter cette émission de nuit et plutôt je conseille de lancer le podcast le lendemain ou les jours suivants, à l'heure exacte de la diffusion, assis dans un fauteuil et déjà fatigué d'une journée pourtant à peine entamée, lorgnant d'un œil morne vers sa fenêtre d'où arrive le peu de lumière que laisse passer un ciel bas et lourd, à ces conditions cet auditeur-là peut passer un excellent moment.
https://www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance/emil-cioran-14-penser-contre-soiAvantage supplémentaire : en arrivant à sa fin, le MP3 du podcast vous rend au silence et non à la fiction qui fait ordinairement suite. Le mieux est d'en sucrer l'annonce, en amputant l'émission de ses deux dernières minutes, pour retourner au silence dès 10h50, ainsi éviter Florian Delorme tout autant que l'ineptie du jour proposée par le département Fictions. Le dilemme est alors le suivant : archiver définitivement l'émission ou bien la garder en réserve dans le dossier "En cours", pour l'écouter de nouveau le lendemain dans le cas où le deuxième numéro de la série Cioran serait péniblement verbeux et frimologique. Comme le risque est réel, presque aussi réel que l'a été pour moi le plaisir de ces 52 minutes où je ne reconnaissais presque plus mon France (in)Culture, j'ai opté pour la perspective d'une écoute renouvelée, demain même heure. Dans le cas où cette réédition ferait apparaître des qualités ou des défauts nouveaux, des impressions distinctes de celles qui furent à la première écoute, j'en viendrai rendre compte ici-même.