http://www.lemonde.fr/idees/article/2015/03/27/refusons-l-asservissement-de-la-radio-publique_4602885_3232.html
Par Marie Hélène Fraïssé
« Voici donc où nous en sommes… », gémit Iago, avec une délectation secrète, en découvrant que ses insinuations ont poussé Othello au meurtre, plus vite qu’il ne l’espérait. J’ai repensé à cette phrase, ces derniers jours, dans la Maison Ronde. Antennes muettes, dialogues de sourds. Que s’est-il donc passé pour qu’on en soit là ?
Pas facile de réécrire le scénario, pas facile de comprendre l’enchaînement des faits. Essayons.
Radio France ressemble étrangement à notre société française. Bilan contrasté, comme on dit pudiquement. Elle n’a pas toujours vu le temps défiler tandis que le monde changeait autour d’elle. Elle a su faire son autocritique, dans la douleur souvent. Elle a su attirer des talents exceptionnels, elle en a bêtement découragé d’autres. Elle a su prendre des virages, négocier le grand écart numérique, mais il lui est arrivé de traîner les pieds, se croyant meilleure par nature et par définition, face à une concurrence plus réactive.
Aujourd’hui, alors qu’on lui demande de renier ce pour quoi elle est faite et de devenir une pure entreprise de spectacle offerte au mieux disant, elle se réveille. Elle s’aperçoit que la somme des incompétences de certains de ses dirigeants, la combinaison des opportunismes et des rigidités, la poussent au bord du gouffre.
MAUVAISE LANGUE
Rubrique incompétence : un chantier interminable, utilisant des matériaux toxiques, explosant ses budgets, enchaînant les dérapages financiers et techniques. On construit des studios et des cabines de montage, puis on défait, on refait, on redéfait… Pendant tout ce temps la production radio est sommée de s’adapter, entre les coups de marteau. Et comme le bâtiment ne va pas, rien ne va plus. Où sont les responsabilités ? Où sont les évaluations impartiales de ce chantier dément qui fait réviser en baisse toutes les ambitions culturelles dont il était censé fournir l’écrin ?
Rubrique opportunisme : rentabilisons la valeur locative de nos espaces, disent nos dirigeants actuels, faisons de l’évènementiel, multiplions les partenariats. Infléchissons nos programmes pour plaire aux bailleurs de fonds, aux fournisseurs d’espace et de visibilité. Vous avez dit « pub » ? Mauvaise langue… Vous avez dit « dépendance », « asservissement » : il est l’heure de prendre votre retraite, les temps ont changé.
Rubrique rigidités : faire évoluer les méthodes de travail, certes. On l’a fait. On le fera. Il faut le faire. Mais pas avec une direction qui ligue contre elle la quasi totalité des corps de métier. La grève est massive, cette fois. La preuve : même ceux qu’on appelle producteurs, les saltimbanques, qui conçoivent les émissions, les préparent, intermiteux à vie, stars de l’antenne, grandes voix et petites, électrons libres par vocation, se rassemblent et rejoignent le mouvement initié le 19 mars.
PETITS AVANTAGES ET GRANDES MALTRAITANCES
Quelles solutions ? Comment redonner un peu de souffle à cette notion de service public, si galvaudée, si instrumentalisée ? D’abord en affirmant haut et fort qu’un service public, par définition, n’a pas pour vocation d’être rentable. Tout ce qu’on lui demande, c’est d’œuvrer avec talent, intégrité, au plus juste des moyens qui lui sont donnés. Exit le business plan forcené. L’Etat doit prendre ses responsabilités. En coupant les vivres, comme il le fait depuis 2010, il nous oblige à nous vendre au plus offrant. Non, nous ne coûtons pas trop cher. Radio France, c’est moins de 20 % d’une redevance annuelle de 136 euros.
Ensuite, en balayant devant nos portes. Toutes les portes. En arrachant les masques. Tous les masques. Ceux des petits avantages et des grandes maltraitances. Cela peut faire mal, quand les masques, au fil du temps, ont fini par attacher à la chair…
Mettons-nous au travail et - pourquoi pas ? - acceptons la transparence de tous nos salaires, toutes nos dépenses… rien moins que ce qui se pratique dans une moitié de l’Europe, celle du nord, quand il s’agit d’argent public. L’usure n’est pas fatale. Il faut juste commencer à parler vrai.
Marie Hélène Fraïssé est productrice radio, écrivain, présidente de la Société des producteurs de France Culture.