Chère Antonia,
J’en viens, comme promis, à reparler du Faux dilemme de la peinture en proposant, non une analyse exhaustive de ce très beau texte (un peu vieilli par l’usage de certains termes, comme celui de « structure », abandonné quelques années plus tard), mais un prolongement de la réflexion engagée à propos de la Vue de Delft de Jan Vermeer. Il était question du malaise suscité lorsqu’on porte sur ce tableau un regard prosaïque, lequel s’efforce de n’y voir qu’une simple image extraite de la vie quotidienne, résistant de ce fait aux sollicitations provenant du mouvement lumineux qui se dégage de l’œuvre, auquel il semble néanmoins difficile de résister. C’est d’ailleurs pareil en ce qui concerne une autre œuvre picturale évoquée par l’auteur et qui est le Charles VII de Jean Fouquet.
« Les rapports de grandeur, de forme, de densité entre le fond vide, l’encadrement des rideaux, le buste, la tête et le chapeau du roi sont subordonnés aux valeurs toutes qualitatives de la ligne, valeurs qui ne dépendent nullement des nécessités de la figuration puisqu’elles sont identiques dans tous les tableaux de Fouquet. Nous pouvons saisir ces valeurs caractéristiques du style de Fouquet en prenant conscience de la double tension contraire qui donne à l’espace du tableau son ton et sa structure. D’une part les contours obliques rectilignes des rideaux contractent l’espace avec une obstinée rigueur. D’autre part les courbes inscriptives du personnage dilatent ce même espace dans l’ampleur d’une surface expansive. Et ces tensions contraires dont l’une est centripète et l’autre centrifuge s’annulent dans le vide du fond. Notre regard épouse en quelque sorte ce jeu formel — qui devient le style même de notre vision — et c’est sur le fond de cette impression vécue d’équilibre dynamique que surgit l’image du Roi. Mais ce n’est plus une image ; c’est une apparition. Tout tableau est un événement ; et il l’est dans la mesure où il nous offre une surprise. Ici surprise de voir surgir d’un Rythme unique, imprévu, créé dans l’Instant même, une impression familière reconnue — la figure royale — qui semble exister depuis toujours parce que l’Instant rythmique où il vient à l’existence est un présent éternel. » (Regard, parole, espace, p. 6)
Il faut insister sur ce rapport de subordination des rapports de grandeur, de forme et de densité à des valeurs purement qualitatives, Jean Fouquet ayant été trop souvent présenté comme le peintre de la « géométrie » et de la « perspective ». Ces valeurs sont attachées au style particulier du peintre puisqu’elles se retrouvent dans ses autres tableaux. Et c’est, du point de vue de la raison, un paradoxe que cette double « perception » d’un espace à la fois contracté et expansif. C’est qu’il ne s’agit pas d’une véritable perception (laquelle se doit d’obéir aux lois de la logique : ce qui est blanc ne peut pas être noir simultanément). Ce « jeu formel » de deux tensions antagonistes, dont l’une est centripète et l’autre centrifuge, constitue le rythme unique du tableau, lequel s’impose à notre vision, venant confirmer ce qui est dit à la page suivante (p. 7) : « La primauté de la forme sur le signe, du rythme sur l’image, est caractéristique de toute grande peinture ». L’image — ici la figure royale — en dépit de la familiarité de ce visage pour ceux qui le connaissaient — « semble exister depuis toujours parce que l’Instant rythmique où il vient à l’existence est un présent éternel ». Il en est quelquefois de même d’autres figures, royales ou non, le plus souvent sculptées, que l’on rencontre dans les arts dits « antiques ». Toujours elles nous surprennent, surgissant de rien et, pour cette raison, uniques. Elles sont l’avènement de leur propre apparition, laquelle épouse strictement le jeu formel de la contraction et de l’expansion, tel celui de l’espace pictural induit par les valeurs de lignes caractéristiques du « style » de Fouquet.
Je persiste à dire que, comme pour la Vue de Delft, il faudrait se trouver devant le tableau pour décider s’il suscite le même malaise que celui de Vermeer dans le cas où l’on en reste à une perception purement imageante (et « réaliste ») de l’œuvre. Mais n’est-ce pas ce qui se passe généralement ? Y concourent notamment, les discours savants (à portée purement historisante) des « guides culturels » qui sévissent dans les musées les plus prestigieux. Un tableau est une si belle leçon d’histoire ! Et donc, il a beau être ce qu’il est (quand il s’agit de grande peinture), le public s’accroche obstinément à la vision imageante habituelle. Il en est de même dans les arts autres que les arts plastiques. Je songe à l’art des formes sonores, que j’ai peine à dénommer « musique », un mot qui ne veut strictement plus rien dire, pour autant qu’il ait jamais signifié quelque chose. Là aussi, les vrais artistes ont toujours été rares, et les simples fabricants, légions. Et aujourd’hui plus que jamais, à la faveur de l’envahissement de la planète par la culture dite populaire globalisée. Mais l’approche n’est pas la même. Quand il s’agit de peinture (pour en rester aux exemples déjà commentés), l’œuvre est là, à peu près telle qu’elle a été produite par un artiste disparu souvent depuis longtemps, sauf des dégradations toujours possibles, généralement dues au vieillissement des matières. Et donc, ce qui change, ce qui peut varier, c’est le regard que l’on porte sur elle. Henri Maldiney y fait allusion dans Le faux dilemme, à propos du pittoresque prenant la place du pictural.
« Mais le pictural n’est pas le pittoresque. On dit d’un paysage qu’il est pittoresque quand de lui-même il compose — croit-on — un tableau. Les actes touristiques l’indiquent par une étoile et tout le monde comprend ce langage parce que tout le monde sait d’avance en gros ce qu’est un tableau naturel où la nature semble chercher l’effet. Le pittoresque est soit une rhétorique du paysage, soit une représentation plus ou moins dramatique sur le théâtre de la nature. Mais jamais il ne remet en question notre rapport au monde, notre coexistence avec lui. Nous sommes émus ; cette émotion toutefois se contente de déplacer momentanément les données de notre expérience, elle ne les remplace pas. Si nous nous sentons transformés au contact d’un site, c’est parce que le pittoresque est souvent lié au sentiment du sublime qui témoigne de l’échec de l’imagination devant la réalité. Le touriste éprouvant cet échec se sent dépassé comme par un raisonnement qu’il ne comprend pas mais dont il sent la vérité. Il se livre alors à quelques écarts de langage sur le mode lyrique ou mélancolique, et il remonte dans le car… en route pour d’autres émotions dont il parlera plus tard mais qui n’ont rien changé à son être. » (Regard, parole, espace, pp. 14-15)
Le visiteur d’une galerie d’art se comporte en touriste, allant d’émotion en émotion (un terme à la mode) soigneusement préparées et orchestrées… Il faudrait longuement citer une autre étude du même ouvrage, L’équivoque de l’image dans la peinture, pour en détailler toutes les implications. Ce n’est au fond pas différent s’agissant de « musique », devenue avant tout un art du spectacle. Mais il existe quelques rares œuvres qui n’entrent pas dans cette catégorie. La question se complique seulement du fait qu’elles ne sont transmises que par une représentation sous-tendue par une idéologie implicite (dont je ne parlerai pas maintenant), qu’on appelle la « notation musicale ». Je laisse de côté les formes sonores qui ne font pas appel à ce type de support, bien qu’à l’échelle planétaire elles soient les plus nombreuses. Et j’en viens à ce que m’inspirent les paroles déjà citées : « si nous appliquons ce mode de perception à un tableau de Vermeer de Delft, nous éprouvons très vite un sentiment de mystère à base de malaise ». Ceci me rappelle le malaise que j’éprouve moi-même à l’écoute d’une forme sonore qui m’est familière, bien qu’elle me surprenne toujours, comme c’est le cas de son créateur s’il est véritablement un artiste : « Si l’artiste n’est pas saisi par son œuvre, ce n’est pas un artiste. S’il ne reconnaît pas que son œuvre est plus grande que lui, c’est-à-dire, si à un certain moment, elle ne l’étonne pas, de telle façon qu’il se demande comment elle est là… ».
Henri Maldiney dit au sujet de l’œuvre d’art qu’il faut « avoir ouverture à elle, à condition qu’elle s’ouvre ». À condition qu’elle s’ouvre… S’agissant d’une forme sonore comme celle que je viens sommairement d’évoquer, il faut qu’elle s’ouvre pour son « interprète » (un terme très mal choisi) mais aussi pour l’auditeur. Il faut donc l’écoute de l’un et de l’autre, de la même façon qu’il faut deux regards, celui du peintre et celui du spectateur, lorsqu’il s’agit d’une œuvre picturale. C’est exactement ce qui a lieu : le regard du peintre est dans son tableau, pour autant que celui-ci l’ait surpris dès le départ de sa mise en œuvre. Laquelle se poursuit sous le regard du spectateur, comme elle le fait sous le regard du peintre, même quand celui à définitivement rangé ses pinceaux (une fois que l’œuvre a atteint son acuité). Dans le cas d’une forme sonore, le fait qu’elle se trouve traduite en signes (trahie serait plus juste) requiert de l’œil qu’il écoute. Ce qui ne doit pas poser de problème, étant donné l’intermodalité du sentir. C’est une telle écoute qui permet à l’œuvre de s’ouvrir, à la fois pour l’auditeur et pour l’exécutant. Mais il arrive très souvent que celui-ci se contente d’une lecture purement quantitative. Or nous savons qu’une œuvre est constituée d’éléments qualitatifs, comme nous l’avons vu à propos de Fouquet. Les tensions contraires des éléments du tableau, les uns contractifs, les autres expansifs, ne sont pas mesurables. Il en est de même pour une forme sonore, essentiellement constituée de tensions, celles-ci n’étant pas objectivables, et dès lors pas représentables. La « logique » de la partition n’a aucun rapport avec la dynamique sonore réelle, et elle n’en contient aucune trace. Or les interprètes s’y trompent toujours, précisément à cause de la prévalence de cette « orientation spécifiquement occidentale, l’avoir, avoir et pas être », comme dit Henri Maldiney. Ils confondent systématiquement l’œuvre et sa représentation. Il en est ainsi depuis l’Antiquité ! Et donc, ils échouent à ouvrir l’œuvre. Peu importe, sans doute, puisque la plupart des auditeurs sont incapables de faire la différence. Eux aussi ont tellement soif d’objets à posséder ! Malheureusement (heureusement, devrais-je plutôt dire), ce n’est pas mon cas. Lorsqu’une œuvre est jouée de cette manière, je ne la reconnais pas (puisque pour moi elle n’est constituée que de tensions inobjectivables) et j’en ressens un profond malaise. Sans doute parce que, insensiblement, je ressens l’appel du rythme et de sa puissance intégrative. Le malaise finit par céder à la consternation au moment où je finis par identifier l’œuvre malgré son travestissement. J’ai beau avoir l’habitude, c’est toujours pour moi la même déception, laquelle se double d’une profonde incompréhension. D’exister, au risque de l’ouvert (que nous avons à intérioriser), est-il si périlleux ?
J’en viens, comme promis, à reparler du Faux dilemme de la peinture en proposant, non une analyse exhaustive de ce très beau texte (un peu vieilli par l’usage de certains termes, comme celui de « structure », abandonné quelques années plus tard), mais un prolongement de la réflexion engagée à propos de la Vue de Delft de Jan Vermeer. Il était question du malaise suscité lorsqu’on porte sur ce tableau un regard prosaïque, lequel s’efforce de n’y voir qu’une simple image extraite de la vie quotidienne, résistant de ce fait aux sollicitations provenant du mouvement lumineux qui se dégage de l’œuvre, auquel il semble néanmoins difficile de résister. C’est d’ailleurs pareil en ce qui concerne une autre œuvre picturale évoquée par l’auteur et qui est le Charles VII de Jean Fouquet.
« Les rapports de grandeur, de forme, de densité entre le fond vide, l’encadrement des rideaux, le buste, la tête et le chapeau du roi sont subordonnés aux valeurs toutes qualitatives de la ligne, valeurs qui ne dépendent nullement des nécessités de la figuration puisqu’elles sont identiques dans tous les tableaux de Fouquet. Nous pouvons saisir ces valeurs caractéristiques du style de Fouquet en prenant conscience de la double tension contraire qui donne à l’espace du tableau son ton et sa structure. D’une part les contours obliques rectilignes des rideaux contractent l’espace avec une obstinée rigueur. D’autre part les courbes inscriptives du personnage dilatent ce même espace dans l’ampleur d’une surface expansive. Et ces tensions contraires dont l’une est centripète et l’autre centrifuge s’annulent dans le vide du fond. Notre regard épouse en quelque sorte ce jeu formel — qui devient le style même de notre vision — et c’est sur le fond de cette impression vécue d’équilibre dynamique que surgit l’image du Roi. Mais ce n’est plus une image ; c’est une apparition. Tout tableau est un événement ; et il l’est dans la mesure où il nous offre une surprise. Ici surprise de voir surgir d’un Rythme unique, imprévu, créé dans l’Instant même, une impression familière reconnue — la figure royale — qui semble exister depuis toujours parce que l’Instant rythmique où il vient à l’existence est un présent éternel. » (Regard, parole, espace, p. 6)
Il faut insister sur ce rapport de subordination des rapports de grandeur, de forme et de densité à des valeurs purement qualitatives, Jean Fouquet ayant été trop souvent présenté comme le peintre de la « géométrie » et de la « perspective ». Ces valeurs sont attachées au style particulier du peintre puisqu’elles se retrouvent dans ses autres tableaux. Et c’est, du point de vue de la raison, un paradoxe que cette double « perception » d’un espace à la fois contracté et expansif. C’est qu’il ne s’agit pas d’une véritable perception (laquelle se doit d’obéir aux lois de la logique : ce qui est blanc ne peut pas être noir simultanément). Ce « jeu formel » de deux tensions antagonistes, dont l’une est centripète et l’autre centrifuge, constitue le rythme unique du tableau, lequel s’impose à notre vision, venant confirmer ce qui est dit à la page suivante (p. 7) : « La primauté de la forme sur le signe, du rythme sur l’image, est caractéristique de toute grande peinture ». L’image — ici la figure royale — en dépit de la familiarité de ce visage pour ceux qui le connaissaient — « semble exister depuis toujours parce que l’Instant rythmique où il vient à l’existence est un présent éternel ». Il en est quelquefois de même d’autres figures, royales ou non, le plus souvent sculptées, que l’on rencontre dans les arts dits « antiques ». Toujours elles nous surprennent, surgissant de rien et, pour cette raison, uniques. Elles sont l’avènement de leur propre apparition, laquelle épouse strictement le jeu formel de la contraction et de l’expansion, tel celui de l’espace pictural induit par les valeurs de lignes caractéristiques du « style » de Fouquet.
Je persiste à dire que, comme pour la Vue de Delft, il faudrait se trouver devant le tableau pour décider s’il suscite le même malaise que celui de Vermeer dans le cas où l’on en reste à une perception purement imageante (et « réaliste ») de l’œuvre. Mais n’est-ce pas ce qui se passe généralement ? Y concourent notamment, les discours savants (à portée purement historisante) des « guides culturels » qui sévissent dans les musées les plus prestigieux. Un tableau est une si belle leçon d’histoire ! Et donc, il a beau être ce qu’il est (quand il s’agit de grande peinture), le public s’accroche obstinément à la vision imageante habituelle. Il en est de même dans les arts autres que les arts plastiques. Je songe à l’art des formes sonores, que j’ai peine à dénommer « musique », un mot qui ne veut strictement plus rien dire, pour autant qu’il ait jamais signifié quelque chose. Là aussi, les vrais artistes ont toujours été rares, et les simples fabricants, légions. Et aujourd’hui plus que jamais, à la faveur de l’envahissement de la planète par la culture dite populaire globalisée. Mais l’approche n’est pas la même. Quand il s’agit de peinture (pour en rester aux exemples déjà commentés), l’œuvre est là, à peu près telle qu’elle a été produite par un artiste disparu souvent depuis longtemps, sauf des dégradations toujours possibles, généralement dues au vieillissement des matières. Et donc, ce qui change, ce qui peut varier, c’est le regard que l’on porte sur elle. Henri Maldiney y fait allusion dans Le faux dilemme, à propos du pittoresque prenant la place du pictural.
« Mais le pictural n’est pas le pittoresque. On dit d’un paysage qu’il est pittoresque quand de lui-même il compose — croit-on — un tableau. Les actes touristiques l’indiquent par une étoile et tout le monde comprend ce langage parce que tout le monde sait d’avance en gros ce qu’est un tableau naturel où la nature semble chercher l’effet. Le pittoresque est soit une rhétorique du paysage, soit une représentation plus ou moins dramatique sur le théâtre de la nature. Mais jamais il ne remet en question notre rapport au monde, notre coexistence avec lui. Nous sommes émus ; cette émotion toutefois se contente de déplacer momentanément les données de notre expérience, elle ne les remplace pas. Si nous nous sentons transformés au contact d’un site, c’est parce que le pittoresque est souvent lié au sentiment du sublime qui témoigne de l’échec de l’imagination devant la réalité. Le touriste éprouvant cet échec se sent dépassé comme par un raisonnement qu’il ne comprend pas mais dont il sent la vérité. Il se livre alors à quelques écarts de langage sur le mode lyrique ou mélancolique, et il remonte dans le car… en route pour d’autres émotions dont il parlera plus tard mais qui n’ont rien changé à son être. » (Regard, parole, espace, pp. 14-15)
Le visiteur d’une galerie d’art se comporte en touriste, allant d’émotion en émotion (un terme à la mode) soigneusement préparées et orchestrées… Il faudrait longuement citer une autre étude du même ouvrage, L’équivoque de l’image dans la peinture, pour en détailler toutes les implications. Ce n’est au fond pas différent s’agissant de « musique », devenue avant tout un art du spectacle. Mais il existe quelques rares œuvres qui n’entrent pas dans cette catégorie. La question se complique seulement du fait qu’elles ne sont transmises que par une représentation sous-tendue par une idéologie implicite (dont je ne parlerai pas maintenant), qu’on appelle la « notation musicale ». Je laisse de côté les formes sonores qui ne font pas appel à ce type de support, bien qu’à l’échelle planétaire elles soient les plus nombreuses. Et j’en viens à ce que m’inspirent les paroles déjà citées : « si nous appliquons ce mode de perception à un tableau de Vermeer de Delft, nous éprouvons très vite un sentiment de mystère à base de malaise ». Ceci me rappelle le malaise que j’éprouve moi-même à l’écoute d’une forme sonore qui m’est familière, bien qu’elle me surprenne toujours, comme c’est le cas de son créateur s’il est véritablement un artiste : « Si l’artiste n’est pas saisi par son œuvre, ce n’est pas un artiste. S’il ne reconnaît pas que son œuvre est plus grande que lui, c’est-à-dire, si à un certain moment, elle ne l’étonne pas, de telle façon qu’il se demande comment elle est là… ».
Henri Maldiney dit au sujet de l’œuvre d’art qu’il faut « avoir ouverture à elle, à condition qu’elle s’ouvre ». À condition qu’elle s’ouvre… S’agissant d’une forme sonore comme celle que je viens sommairement d’évoquer, il faut qu’elle s’ouvre pour son « interprète » (un terme très mal choisi) mais aussi pour l’auditeur. Il faut donc l’écoute de l’un et de l’autre, de la même façon qu’il faut deux regards, celui du peintre et celui du spectateur, lorsqu’il s’agit d’une œuvre picturale. C’est exactement ce qui a lieu : le regard du peintre est dans son tableau, pour autant que celui-ci l’ait surpris dès le départ de sa mise en œuvre. Laquelle se poursuit sous le regard du spectateur, comme elle le fait sous le regard du peintre, même quand celui à définitivement rangé ses pinceaux (une fois que l’œuvre a atteint son acuité). Dans le cas d’une forme sonore, le fait qu’elle se trouve traduite en signes (trahie serait plus juste) requiert de l’œil qu’il écoute. Ce qui ne doit pas poser de problème, étant donné l’intermodalité du sentir. C’est une telle écoute qui permet à l’œuvre de s’ouvrir, à la fois pour l’auditeur et pour l’exécutant. Mais il arrive très souvent que celui-ci se contente d’une lecture purement quantitative. Or nous savons qu’une œuvre est constituée d’éléments qualitatifs, comme nous l’avons vu à propos de Fouquet. Les tensions contraires des éléments du tableau, les uns contractifs, les autres expansifs, ne sont pas mesurables. Il en est de même pour une forme sonore, essentiellement constituée de tensions, celles-ci n’étant pas objectivables, et dès lors pas représentables. La « logique » de la partition n’a aucun rapport avec la dynamique sonore réelle, et elle n’en contient aucune trace. Or les interprètes s’y trompent toujours, précisément à cause de la prévalence de cette « orientation spécifiquement occidentale, l’avoir, avoir et pas être », comme dit Henri Maldiney. Ils confondent systématiquement l’œuvre et sa représentation. Il en est ainsi depuis l’Antiquité ! Et donc, ils échouent à ouvrir l’œuvre. Peu importe, sans doute, puisque la plupart des auditeurs sont incapables de faire la différence. Eux aussi ont tellement soif d’objets à posséder ! Malheureusement (heureusement, devrais-je plutôt dire), ce n’est pas mon cas. Lorsqu’une œuvre est jouée de cette manière, je ne la reconnais pas (puisque pour moi elle n’est constituée que de tensions inobjectivables) et j’en ressens un profond malaise. Sans doute parce que, insensiblement, je ressens l’appel du rythme et de sa puissance intégrative. Le malaise finit par céder à la consternation au moment où je finis par identifier l’œuvre malgré son travestissement. J’ai beau avoir l’habitude, c’est toujours pour moi la même déception, laquelle se double d’une profonde incompréhension. D’exister, au risque de l’ouvert (que nous avons à intérioriser), est-il si périlleux ?