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Henri Maldiney avec Alain Veinstein    Page 7 sur 8

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françois 


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Répondre en citant  
Re: Henri Maldiney avec Alain Veinstein - Dim 31 Juil 2011, 16:57

Chère Antonia,
J’en viens, comme promis, à reparler du Faux dilemme de la peinture en proposant, non une analyse exhaustive de ce très beau texte (un peu vieilli par l’usage de certains termes, comme celui de « structure », abandonné quelques années plus tard), mais un prolongement de la réflexion engagée à propos de la Vue de Delft de Jan Vermeer. Il était question du malaise suscité lorsqu’on porte sur ce tableau un regard prosaïque, lequel s’efforce de n’y voir qu’une simple image extraite de la vie quotidienne, résistant de ce fait aux sollicitations provenant du mouvement lumineux qui se dégage de l’œuvre, auquel il semble néanmoins difficile de résister. C’est d’ailleurs pareil en ce qui concerne une autre œuvre picturale évoquée par l’auteur et qui est le Charles VII de Jean Fouquet.
« Les rapports de grandeur, de forme, de densité entre le fond vide, l’encadrement des rideaux, le buste, la tête et le chapeau du roi sont subordonnés aux valeurs toutes qualitatives de la ligne, valeurs qui ne dépendent nullement des nécessités de la figuration puisqu’elles sont identiques dans tous les tableaux de Fouquet. Nous pouvons saisir ces valeurs caractéristiques du style de Fouquet en prenant conscience de la double tension contraire qui donne à l’espace du tableau son ton et sa structure. D’une part les contours obliques rectilignes des rideaux contractent l’espace avec une obstinée rigueur. D’autre part les courbes inscriptives du personnage dilatent ce même espace dans l’ampleur d’une surface expansive. Et ces tensions contraires dont l’une est centripète et l’autre centrifuge s’annulent dans le vide du fond. Notre regard épouse en quelque sorte ce jeu formel — qui devient le style même de notre vision — et c’est sur le fond de cette impression vécue d’équilibre dynamique que surgit l’image du Roi. Mais ce n’est plus une image ; c’est une apparition. Tout tableau est un événement ; et il l’est dans la mesure où il nous offre une surprise. Ici surprise de voir surgir d’un Rythme unique, imprévu, créé dans l’Instant même, une impression familière reconnue — la figure royale — qui semble exister depuis toujours parce que l’Instant rythmique où il vient à l’existence est un présent éternel. » (Regard, parole, espace, p. 6)
Il faut insister sur ce rapport de subordination des rapports de grandeur, de forme et de densité à des valeurs purement qualitatives, Jean Fouquet ayant été trop souvent présenté comme le peintre de la « géométrie » et de la « perspective ». Ces valeurs sont attachées au style particulier du peintre puisqu’elles se retrouvent dans ses autres tableaux. Et c’est, du point de vue de la raison, un paradoxe que cette double « perception » d’un espace à la fois contracté et expansif. C’est qu’il ne s’agit pas d’une véritable perception (laquelle se doit d’obéir aux lois de la logique : ce qui est blanc ne peut pas être noir simultanément). Ce « jeu formel » de deux tensions antagonistes, dont l’une est centripète et l’autre centrifuge, constitue le rythme unique du tableau, lequel s’impose à notre vision, venant confirmer ce qui est dit à la page suivante (p. 7) : « La primauté de la forme sur le signe, du rythme sur l’image, est caractéristique de toute grande peinture ». L’image — ici la figure royale — en dépit de la familiarité de ce visage pour ceux qui le connaissaient — « semble exister depuis toujours parce que l’Instant rythmique où il vient à l’existence est un présent éternel ». Il en est quelquefois de même d’autres figures, royales ou non, le plus souvent sculptées, que l’on rencontre dans les arts dits « antiques ». Toujours elles nous surprennent, surgissant de rien et, pour cette raison, uniques. Elles sont l’avènement de leur propre apparition, laquelle épouse strictement le jeu formel de la contraction et de l’expansion, tel celui de l’espace pictural induit par les valeurs de lignes caractéristiques du « style » de Fouquet.
Je persiste à dire que, comme pour la Vue de Delft, il faudrait se trouver devant le tableau pour décider s’il suscite le même malaise que celui de Vermeer dans le cas où l’on en reste à une perception purement imageante (et « réaliste ») de l’œuvre. Mais n’est-ce pas ce qui se passe généralement ? Y concourent notamment, les discours savants (à portée purement historisante) des « guides culturels » qui sévissent dans les musées les plus prestigieux. Un tableau est une si belle leçon d’histoire ! Et donc, il a beau être ce qu’il est (quand il s’agit de grande peinture), le public s’accroche obstinément à la vision imageante habituelle. Il en est de même dans les arts autres que les arts plastiques. Je songe à l’art des formes sonores, que j’ai peine à dénommer « musique », un mot qui ne veut strictement plus rien dire, pour autant qu’il ait jamais signifié quelque chose. Là aussi, les vrais artistes ont toujours été rares, et les simples fabricants, légions. Et aujourd’hui plus que jamais, à la faveur de l’envahissement de la planète par la culture dite populaire globalisée. Mais l’approche n’est pas la même. Quand il s’agit de peinture (pour en rester aux exemples déjà commentés), l’œuvre est là, à peu près telle qu’elle a été produite par un artiste disparu souvent depuis longtemps, sauf des dégradations toujours possibles, généralement dues au vieillissement des matières. Et donc, ce qui change, ce qui peut varier, c’est le regard que l’on porte sur elle. Henri Maldiney y fait allusion dans Le faux dilemme, à propos du pittoresque prenant la place du pictural.
« Mais le pictural n’est pas le pittoresque. On dit d’un paysage qu’il est pittoresque quand de lui-même il compose — croit-on — un tableau. Les actes touristiques l’indiquent par une étoile et tout le monde comprend ce langage parce que tout le monde sait d’avance en gros ce qu’est un tableau naturel où la nature semble chercher l’effet. Le pittoresque est soit une rhétorique du paysage, soit une représentation plus ou moins dramatique sur le théâtre de la nature. Mais jamais il ne remet en question notre rapport au monde, notre coexistence avec lui. Nous sommes émus ; cette émotion toutefois se contente de déplacer momentanément les données de notre expérience, elle ne les remplace pas. Si nous nous sentons transformés au contact d’un site, c’est parce que le pittoresque est souvent lié au sentiment du sublime qui témoigne de l’échec de l’imagination devant la réalité. Le touriste éprouvant cet échec se sent dépassé comme par un raisonnement qu’il ne comprend pas mais dont il sent la vérité. Il se livre alors à quelques écarts de langage sur le mode lyrique ou mélancolique, et il remonte dans le car… en route pour d’autres émotions dont il parlera plus tard mais qui n’ont rien changé à son être. » (Regard, parole, espace, pp. 14-15)
Le visiteur d’une galerie d’art se comporte en touriste, allant d’émotion en émotion (un terme à la mode) soigneusement préparées et orchestrées… Il faudrait longuement citer une autre étude du même ouvrage, L’équivoque de l’image dans la peinture, pour en détailler toutes les implications. Ce n’est au fond pas différent s’agissant de « musique », devenue avant tout un art du spectacle. Mais il existe quelques rares œuvres qui n’entrent pas dans cette catégorie. La question se complique seulement du fait qu’elles ne sont transmises que par une représentation sous-tendue par une idéologie implicite (dont je ne parlerai pas maintenant), qu’on appelle la « notation musicale ». Je laisse de côté les formes sonores qui ne font pas appel à ce type de support, bien qu’à l’échelle planétaire elles soient les plus nombreuses. Et j’en viens à ce que m’inspirent les paroles déjà citées : « si nous appliquons ce mode de perception à un tableau de Vermeer de Delft, nous éprouvons très vite un sentiment de mystère à base de malaise ». Ceci me rappelle le malaise que j’éprouve moi-même à l’écoute d’une forme sonore qui m’est familière, bien qu’elle me surprenne toujours, comme c’est le cas de son créateur s’il est véritablement un artiste : « Si l’artiste n’est pas saisi par son œuvre, ce n’est pas un artiste. S’il ne reconnaît pas que son œuvre est plus grande que lui, c’est-à-dire, si à un certain moment, elle ne l’étonne pas, de telle façon qu’il se demande comment elle est là… ».
Henri Maldiney dit au sujet de l’œuvre d’art qu’il faut « avoir ouverture à elle, à condition qu’elle s’ouvre ». À condition qu’elle s’ouvre… S’agissant d’une forme sonore comme celle que je viens sommairement d’évoquer, il faut qu’elle s’ouvre pour son « interprète » (un terme très mal choisi) mais aussi pour l’auditeur. Il faut donc l’écoute de l’un et de l’autre, de la même façon qu’il faut deux regards, celui du peintre et celui du spectateur, lorsqu’il s’agit d’une œuvre picturale. C’est exactement ce qui a lieu : le regard du peintre est dans son tableau, pour autant que celui-ci l’ait surpris dès le départ de sa mise en œuvre. Laquelle se poursuit sous le regard du spectateur, comme elle le fait sous le regard du peintre, même quand celui à définitivement rangé ses pinceaux (une fois que l’œuvre a atteint son acuité). Dans le cas d’une forme sonore, le fait qu’elle se trouve traduite en signes (trahie serait plus juste) requiert de l’œil qu’il écoute. Ce qui ne doit pas poser de problème, étant donné l’intermodalité du sentir. C’est une telle écoute qui permet à l’œuvre de s’ouvrir, à la fois pour l’auditeur et pour l’exécutant. Mais il arrive très souvent que celui-ci se contente d’une lecture purement quantitative. Or nous savons qu’une œuvre est constituée d’éléments qualitatifs, comme nous l’avons vu à propos de Fouquet. Les tensions contraires des éléments du tableau, les uns contractifs, les autres expansifs, ne sont pas mesurables. Il en est de même pour une forme sonore, essentiellement constituée de tensions, celles-ci n’étant pas objectivables, et dès lors pas représentables. La « logique » de la partition n’a aucun rapport avec la dynamique sonore réelle, et elle n’en contient aucune trace. Or les interprètes s’y trompent toujours, précisément à cause de la prévalence de cette « orientation spécifiquement occidentale, l’avoir, avoir et pas être », comme dit Henri Maldiney. Ils confondent systématiquement l’œuvre et sa représentation. Il en est ainsi depuis l’Antiquité ! Et donc, ils échouent à ouvrir l’œuvre. Peu importe, sans doute, puisque la plupart des auditeurs sont incapables de faire la différence. Eux aussi ont tellement soif d’objets à posséder ! Malheureusement (heureusement, devrais-je plutôt dire), ce n’est pas mon cas. Lorsqu’une œuvre est jouée de cette manière, je ne la reconnais pas (puisque pour moi elle n’est constituée que de tensions inobjectivables) et j’en ressens un profond malaise. Sans doute parce que, insensiblement, je ressens l’appel du rythme et de sa puissance intégrative. Le malaise finit par céder à la consternation au moment où je finis par identifier l’œuvre malgré son travestissement. J’ai beau avoir l’habitude, c’est toujours pour moi la même déception, laquelle se double d’une profonde incompréhension. D’exister, au risque de l’ouvert (que nous avons à intérioriser), est-il si périlleux ?

antonia 


62
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Re: Henri Maldiney avec Alain Veinstein - Jeu 04 Aoû 2011, 10:32

Merci François,
il me semble que lorsqu'on a commencé à lire H. Maldiney, on ne peut plus s'en détacher même si , souvent, on ne comprend rien ( pas systématiquement, il est, quand il le faut, très précis et concret) parce que son écriture est poëtique.
Dans l'extrait suivant de Regard Parole Espace, (Tal Coat 1954 P. 21), on peut avoir un aperçu de cette belle écriture:
"nous étions quelques-uns avec Tal Coat qui défrichions depuis quelques jours le vieil impluvium sous les pins du Château Noir. A mesure que le sol apparaissait, nous avions le sentiment non pas d'un simple socle de pierre mais d'une sorte d'espace sacré où l'homme avait capté des présences impalpables. Chaque matin c'était pour nous la même surprise d'y surprendre l'éveil du jour dans l'entrelacs rythmé des lumières et des ombres. Imprévisible lumière dont les éclats les plus durs sur les saillies du rocher s'effritaient en clartés tremblantes entretissées d'ombres furtives. Les taches ocres ou vertes des lichens et des mousses irradiaient très loin d'elles mêmes dans le glissement nu des transparences.Et notre regard voué à la mouvance n'avait pas d'autre structure que ce rythme insaisissable, esquisse provisoire de tous les rythmes du monde. Cependant les rainures creusées dans la pierre pour l'écoulement des eaux imposaient une autre présence: elles étaient des signes de l'homme, la trace de son geste. Nous fussent-elles apparues sur une surface inerte que le sol n'eût pas été le même sous nos pas. Là où nous retrouvons une trace perdue, nous marchons dans le monde à travers nous-mêmes."
On pourrait ainsi en citer des pages, tout est intéressant, même s'il faut le relire dix ou cent fois pour le comprendre, parfois (pas dans cet extrait, là, il nous est donné immédiatement).
J'y vois une correspondance avec la façon que nous avons, quelques-uns qui sommes passionnés par les arbres et les plantes, les paysages, de reconnaître un arbre ou une plante herbacée à son aspect : la qualité du vert (grisâtre ou tournant au bleu, etc), la façon dont la lumière s'infiltre et joue entre les feuilles ou les branches, la "forme" c'est à dire l'attitude avec laquelle cet arbre se projette dans l'air, devant les nuages, ou face au ciel bleu, etc. J'ai appris(et c'est très utile, les clés de détermination des espèces, les familles, méprisées actuellement et que je révère) mais ce n'est pas ainsi que je reconnais un arbre ou une plante: c'est dans son ensemble, son apparence. Et on se trompe très rarement.Après , on peut s'appuyer sur les clés de détermination botanique pour être certain.
Je suis persuadée que c'est ainsi que les enfants de l'école primaire devraient être éduqués à voir ainsi les choses, à reconnaître ainsi les plantes, tout en apprenant les familles botaniques.
D'ailleurs, l'anthroposophe Rudolf Steiner était de cet avis . Mais je le trouve trop systématique et il part dans le n'importe quoi, à mon goût.

Daniel ( 


Invité

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réponse à Antonia - Jeu 04 Aoû 2011, 18:03

Chère Antonia,
En effet, ce texte est remarquable. Comme bien d’autres dans cet ouvrage mais aussi dans tous les autres. C’est, ainsi que vous le laissez entendre, en raison de sa qualité poétique que ce texte nous accroche, même s’il ne s’agit pas de poésie. C’est pareil en ce qui concerne les textes consacrés à la description d’œuvres. La plupart de celles-ci nous sont inaccessibles, à cause de l’éloignement. Et donc, il y a peu de chance que nous les voyons réellement un jour. Mais en lisant ce qu’en dit Henri Maldiney, elles nous deviennent inexplicablement présentes. Je songe notamment à la basilique Sainte-Sophie, à Constantinople, et aux sculptures de l’Aleijadinho. C’est que les mots, pour Henri Maldiney, sont bien autre chose que des objets, comme ils le sont devenus aujourd’hui, ayant de ce fait perdu leur capacité de nommer les choses. L’insignifiable ne peut être signifié, mais il peut être rendu présent, sensible au travers des mots. Et c’est ce qui se produit dans les textes tel que celui que vous citez.
Il y a donc chez cet auteur à la fois des textes comme ceux-là, mais aussi des textes plus « raisonnés », dont le sens nous échappe souvent, bien qu’ils soient nourris par ce dont parlent les premiers. Ce sont eux (mais aussi les rencontres réelles qu’il nous est donné de faire) qui nous encouragent à persévérer.
Pour ce qui concerne votre passion des plantes, je vous signale qu’un auteur auquel je crois avoir déjà fait allusion, Martin Buber, qui dans son remarquable petit essai, Le Je et le Tu, parle notamment de « la vie avec la nature », et il dit cette chose étonnante au sujet de sa relation avec un arbre : « il s’agit d’une relation mutuelle car je suis moi même présent à lui ».
Il y aurait bien des choses à dire au sujet de l’éducation des enfants. Je vous conte ici une petite anecdote. On racontait à une Africaine que les enfants européens sont obligés d’aller à l’école quand ils ont six ans. Elle en était sincèrement désolée. « Comme c’est dommage, dit elle, à un âge où ils ont encore tellement de choses à apprendre ! »
(un)François(un)Iqe(un)Daniel (François)(un)G`r

Daniel ( 


Invité

64
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réponse à Basil (58) - Mar 16 Aoû 2011, 09:46

Bonjour Basil, (réponse à 58)
Je trouve enfin un peu de temps pour vous répondre. Vous me demandez si le sentir se tient en dehors de toute culture. Je devine que ce que vous entendez par culture est l’ensemble des connaissances accumulées grâce aux expériences faites par de multiples générations, et transmises aux suivantes. Et non le simple fait d’avoir de la culture, ce « plus » qui manque à beaucoup de gens, lesquels cependant ne paraissent pas s’en porter plus mal. Ce qu’il faut savoir est que toutes ces expériences ont porté sur des objets, car seuls les objets sont connaissables. Ce qu’Erwin Straus a mis en lumière, c’est une expérience d’une tout autre nature, celle-ci ne requérant aucune connaissance préalable, qu’elle ait été acquise directement ou par transmission du savoir. Mais c’est là une notion qui vous rend sceptique. « Il y a de forte difficulté à sentir quoi que ce soit sans expériences personnelles et transmises », dites-vous. C’est pourtant ce qu’a réussi à montrer Erwin Straus dans ce remarquable (et trop peu connu) ouvrage qu’est Du sens des sens. Pour l’auteur, le sentir est premier ; la perception est seconde. Une thèse reprise intégralement par Henri Maldiney. Le langage, dit-il, « n’exprime pas notre rencontre originaire avec le monde mais sa constitution seconde en objet. Il n’est pas celui d’une présence mais d’une représentation » (Art et existence, p. 23). Et aussi :
« La polarité sujet-objet, d’un sujet qui s’objecte le monde et qui en même temps se distingue du monde-objet, par le redoublement intérieur de la conscience de soi, n’est pas niable, mais elle est seconde, et n’est possible qu’à partir d’une situation plus originaire : celle du sentir. Avec le percevoir, qui est le premier niveau de l’objectivation, nous sommes déjà hors du sentir. La certitude sensible du sentir n’a pas son destin, comme le pense Hegel, dans la vérité du percevoir. Mais le sentir a lui-même sa vérité. La vue, l’ouïe, les autres sens ne nous procurent pas seulement des impressions sensibles ayant valeur représentative. Mais ces mêmes couleurs et ces mêmes sons qui nous introduisent aux objets disposent de notre Stimmung et de notre comportement, selon des lois déterminées qui donnent le ton à notre Umwelt et mettent, pour ainsi dire notre réceptivité en situation. Le moi du sentir est une réceptivité ouverte et remplie. » (Regard, parole, espace, p. 36)
Et enfin, pour poser le rapport entre l’art et le sentir :
« Alors ? Alors, il faut se défaire d’une illusion théorique, de l’illusion théorique, qui consiste à croire que toute l’expérience humaine est structurée par la polarité sujet objet. La relation d’un sujet qui s’objecte le monde, et se distingue par là même de ce monde, n’est pas niable. Mais il s’agit là d’une situation seconde par rapport à cette situation première qu’est la situation sensible. La relation Moi-Monde dans le Sentir n’est pas réductible au rapport Sujet-Objet. « Le Sentir est au percevoir, ce que le cri est au mot ». Or le mot n’est pas la vérité du cri. Ni la perception celle de la sensation. La sensation est fondamentalement un mode de communication et, dans le sentir, nous vivons, sur un mode pathique, notre être-avec-le-monde. Or c’est à un tel monde, donné dans le rapport de communication (et non d’objectivation) qu’appartiennent les éléments fondateurs du rythme. Ils ne sont pas posés objectivement comme faits ou phénomènes d’univers. Ils ne sont pas non plus simples vécus matériels de conscience. Ils appartiennent à ce monde premier et primordial dans lequel, pour la première fois et en chacun de nos actes, nous avons affaire à la réalité, car la dimension du réel c’est la dimension communicative de l’expérience. » (Regard, parole, espace, p. 164)
Il faudrait lire la suite. Seulement, je ne peux pas tout citer !
Cette primordialité du sentir est sans doute ce qui explique que dans certaines maladies dégénératives du cerveau, le malade perd toute cohérence perceptive, tout en restant un être sentant. Par quoi se trouve confirmé le fait que les deux sont nécessaires. La vie de tous les jours ne serait pas possible sans l’appréhension perceptive. Mais celle-ci nous accapare au point que le sentir, le plus souvent, s’en trouve complètement refoulé. « Nous n’existons que rarement », dit Maldiney.
Ce que je viens d’écrire me fait resonger aux pygmées d’Afrique centrale, auxquels j’ai déjà fait allusion. Je possède un petit enregistrement très significatif, susceptible d’éclairer la question qui nous occupe. Il s’agit d’une mère et de sa fille partie faire de la cueillette en forêt. Les pygmées sont en effet des chasseurs-cueilleurs, et si ce sont les hommes qui se réservent le soin de chasser, c’est aux femmes que revient la tâche de procéder à la récolte de végétaux et d’autres substances comestibles. Et donc, les voilà qui s’interrompent pour se mettre à chanter, de cette façon spéciale qui est celle des pygmées (du moins de ceux de sexe féminin) : en iodlant. Je ne peux vous décrire ici ce chant que j’ai écouté maintes et maintes fois, mais je peux vous dire qu’il est bouleversant. Nul doute qu’il a été directement inspiré par l’ambiance particulière de la grande forêt équatoriale, parce que les Anglo-saxons désignent par awe, une sorte de « crainte religieuse ». Ce qui s’est produit, est que le sentir a tout submergé. Alors que la mère et la fille se trouvaient absorbées par leur cueillette, elles ont tout arrêté pour chanter. C’était irrésistible. Leur chant n’a fait que recueillir quelque chose qui échappe totalement à l’univers de la perception et donc à celui des objets : une impression originaire. C’est d’ailleurs toujours d’impression originaire qu’il est question dans l’art authentique (l’art au sens propre, eigentlich). Cette expression nous vient d’un grand poète allemand, Friedrich Hölderlin (ursprüngliche Empfindung), et elle a été mise à contribution par Henri Maldiney, notamment dans son approche de la transpassibilité, qui est chez lui un concept-clé. Mais, plus simplement, vous pouvez déjà y trouver un écho dans Regard, parole, espace (à nouveau !), là où l’auteur donne en exemple la quête du motif par le peintre Cézanne, que son jeune ami Joachim Gasquet a fidèlement rapportée (lire à ce sujet l’ouvrage de Gasquet sur Cézanne publié chez L’encre marine). L’impression originaire, vous pouvez la reconnaître en ce qu’elle est toujours bouleversante, soudaine, personnelle, et ne se produit qu’une seule fois. Vous ne pouvez en tirer aucune généralisation, au grand dam des philosophes ! Elle est l’expérience d’un événement qui nous transforme en même temps qu’il transforme le monde. Une expérience qui passe par celle du vide, du rien. Le temps qu’elle vous fait vivre est lui-même originaire. C’est un présent-origine qui n’est issu de rien qui lui soit antérieur, et qui pas davantage n’entretient une visée en direction de quelque chose qui ne serait pas lui. Dans cette situation originaire, qui n’est que pathique, jamais gnosique (le gnosique est réservé à la perception), la langue n’est que pressentie. C’est ce que savent tous les vrais poètes.
Je cède donc la parole à Henri Maldiney, à ce texte admirable, où il est d’abord question, pour commencer, de « cette soudaine morsure de la Réalité ». Il est donc extrait du Faux dilemme de la peinture : abstraction ou réalité (in Regard, parole, espace, pp. 16-17) :
Cette morsure, on peut la ressentir partout et partout elle annonce le monde comme situation avant qu’il ne soit offert comme objet. Quand j’erre dans l’épaisseur foisonnante d’une forêt, cette tache d’un blanc froid légèrement bleuté qui se découvre soudain à moi à travers la masse verte des feuillages, avant d’avoir signifié le ciel est ressentie comme une mobilité libératrice qui brusquement m’arrache à l’étreinte labyrinthique de la forêt, et c’est moins l’indice d’une issue que déjà une libre respiration de tout mon être. La même couleur aperçue d’une allée familière sous un ciel d’hiver est ressentie au contraire avec une rigueur de lame, comme la menace d’« un bouclier d’argent levé contre quiconque en attend aide et protection ». Cette expression de Kafka n’est pas une métaphore. Elle sourd de son expérience même. Et c’est avec de telles expressions que les peintres nous ont donné à entendre ce qu’était cette sacrée Réalité qui les réquisitionne au passage pour en faire ses annonciateurs.
À la base de tout grand art, il y a toujours ce premier contact indicible que Cézanne a exprimé d’aussi près qu’il est possible en écrivant à E. Bernard : « Je continue à chercher l’expression de ces sensations confuses que nous apportons en naissant. »
Ces sensations confuses primordiales par où nous communiquons avec le monde avant toute objectivité, sont très vite clarifiées et rectifiées par les nécessités de la vie pratique qui a besoin de s’appuyer sur des objets bien définis, distincts les uns des autres et d’où nous avons soigneusement extirpé tout le pathique qui nous liait originellement au monde. De ces sensations, nous avons exclu le comment pour ne garder que le quoi. Cette couleur, cette lumière sur laquelle notre regard s’arrête n’est plus qu’une qualité indifférente qui nous permet d’identifier un objet ou une heure du jour. Elle n’est plus une manière de vivre avec le monde. Mais pour Cézanne elle l’était. Je n’en veux pour preuve que le témoignage de son cocher, tel que le rapporte Gasquet :
« Lorsque Cézanne allait au motif, que de fois, m’a raconté son cocher, il se dressait brusquement dans la voiture, prenait le bras de l’homme. « Regardez… ces bleus, ces bleus sous les pins, ce nuage là-bas. » Il rayonnait d’extase et l’autre qui n’apercevait que des arbres, du ciel, pour lui toujours les mêmes, ressentait pourtant, m’avouait-il, comme une vague force, une émotion l’envahir et qui lui venait de Cézanne debout, transfiguré, les mains nouées à son épaule, et tout plein d’une évidence qui mes sanctifiait. »
Cézanne avait déchiré le voile des objets. Il ne voyait plus les arbres. Avec ce bleu, c’était un monde qui se dévoilait, tel que nous pouvons communiquer avec lui par ses toiles. Il s’agit d’un monde qui est en deçà de notre monde d’habitudes habitué lui-même, d’un monde pré-humain.
« Je veux peindre, a-t-il dit, la virginité du monde. » Mais le monde vierge — que n’a pas encore défloré le geste d’exploitation de l’homme — n’est pas étalé comme une image sous les yeux de Cézanne. Il ne se donne à lui qu’à travers cette sensation singulière de bleu. Et tout le travail ultérieur du peintre sera de le dégager explicitement, d’en faire une œuvre, fonctionnant comme un univers. Or, pour que ce monde encore virtuel qui est le pôle de ces sensations confuses et qui s’annonce en elles comme style, puisse s’expliciter en univers, il faut que ce style, donné à l’état instable dans le moment pathique de ces sensations mêmes, prenne corps dans un espace. Et cet espace stylistique ne saurait être l’espace vide et homogène de l’action ou son image plane, ni les formes qui se nouent en lui être descriptives des objets de cet espace.

J’espère en venir au reste de vos questions la prochaine fois !

Nessie 

Nessie

65
Répondre en citant  
L'espace pictural - Eliane Escoubas au micro d'Alain Veinstein le 25 novembre - Ven 09 Déc 2011, 18:12

Il y a quelques jours, Henri Maldiney était en quelque sorte présent dans le studio d'Alain Veinstein, au moins sa mémoire et son influence.

Dans "Du jour au lendemain", Veinstein recevait Eliane Escoubas pour L'espace pictural

Cancoillotte 

Cancoillotte

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Répondre en citant  
Re: Henri Maldiney avec Alain Veinstein - Sam 10 Déc 2011, 14:13

Je ne saurais pas vous dire quand, mais il me semble qu'elle avait aussi été reçue chez Van Reeth à l'époque où elle faisait le journal des nouveaux chemins.

antonia 


67
Répondre en citant  
Re: Henri Maldiney avec Alain Veinstein - Lun 12 Déc 2011, 21:04

Quelle bonne surprise d'avoir déniché cette émission! il faut, je pense, avoir d'abord travaillé dans la douleur sur les écrits de Henri Maldiney sur l'art, sur l'oeuvre d'art et alors, on bénéficie pleinement de la parole de Eliane Escoubas, qui n'aborde que certains aspects: le rythme, notamment, et très concrètement.Belle émission!

François 


Invité

68
Répondre en citant  
réponse à Antonia - Mar 13 Déc 2011, 05:22

Oui, en effet, chère Antonia, et j'avoue ma surprise en écoutant cet auteur dont j'ignorais l'existence. Le monde est devenu très petit mais, en même temps, il reste très vaste, et c'est tant mieux ! Je suis tout disposé à reprendre nos conversations puisque Éliane Escoubas nous en donne l'occasion. Durant cet entretien, elle dit pas mal de choses vraies, l'essentiel étant non pas qu'elle "théorise" juste mais, surtout, qu'elle ait une "perception" adéquate des œuvres picturales. Si je mets des guillemets, c'est parce que nous savons, depuis Erwin Straus dont il a été antérieurement question, que ce n'est justement pas de la perception au sens habituel du mot. Il n'y aurait rien qui puisse s'appeler "perception" s'il n'y avait, antérieur à lui, un sentir primordial que nous avons refoulé, et que seuls quelques rares artistes, comme Henri Maldiney le soulignait, savent encore respecter et reconnaître. Ma spécialité est la musique, ainsi que vous le savez, et l'antinomie entre le sentir, d'une part, et la perception, d'autre part, s'y manifeste avec la même acuité.
Ce qui pose peut-être problème, dans ce qu'Éliane Escoubas dit du rapport entre Paul Klee et la musique, qu'il pratiquait avec son épouse, bien avant la guerre, et même avant les deux guerres (pour ne parler que des guerres dites "mondiales"), c'est le fait que la musique est peut être bien autre chose que ce qu'on en faisait à cette époque, et que l'on continue de faire aujourd'hui. Paul Klee a pu "appliquer" en peinture une certaine conception de la polyphonie que "l'art des formes sonores" lui aurait inspirée et, à partir de là, créer des œuvres dignes de ce nom, alors que sa source d'inspiration était peut-être sujette à caution. Je me souviens d'Henri Maldiney disant que le peintre Dürer ne jurait que par la perspective (qui est la mort de l'art comme aussi de notre rapport visuel au monde) mais que lorsqu'il peignait ou gravait, il oubliait complètement la doctrine, se laissant emporter par la vérité de son œuvre, dont je rappelle qu'elle est d'essence rythmique.
Le rythme, tout est là. Non le rythme dans son sens trivial (voire grotesque) mais dans son sens "existentiel", comme dirait Éliane Escoubas. Et ce n'est pas parce qu'elle fait appel à des notions philosophiques que ce qu'elle dit ne touche pas juste. Et donc, que l'œuvre d'un artiste tel que Paul Klee soit rythmique, aucune doute. Mais que ce qu'il ait pu entendre comme "polyphonie" (un terme qui fait lui-même question) l'ait été, personnellement j'en doute. De son temps comme du nôtre, on croyait mordicus que tout est dans le texte, et que l'exécutant a pour seul tâche de le traduire en sons, en y mettant un peu de "sentiment" ou, au contraire, en veillant à ce qu'il n'y en ait pas. Deux conceptions s'affrontent, aussi fausses l'une que l'autre, celle qui veut que l'art soit l'expression d'un "ressenti", celui de l'homme placé au centre du monde (ce qui le condamne à la solitude), soit que l'art est dépourvu d'expression, et qu'il n'est qu'un "texte" (d'essence mathématique, dirait-on aujourd'hui) destiné uniquement à être lu. Ne riez pas, il en est qui l'ont cru, pensé et affirmé.
Il y aurait bien d'autre choses à dire, mais je m'arrête, de crainte d'être trop long dans ce message qui peut-être en suscitera d'autres.

Philomène 


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Re: Henri Maldiney avec Alain Veinstein - Mar 03 Jan 2012, 10:14

« L’espace pictural n’est jamais une portion de l’espace, c’est un mode de l’apparaître. Naissance et surgissement d’un monde sous le regard. Sous un regard qui ne serait le regard de personne, là est l’énigme de la peinture. »

Je ne suis pas convaincu par cette citation donnée en entrée de l’émission. Eliane Escoubas semble oublier beaucoup. Ou bien est ce Paul Klee qui l’oublie ?
L’espace pictural est donné par Eliane Escoubas, en terme de mode de l’apparaître qu’elle dit être le rythme : l’œuvre d’art pictural n’est qu’un mode de apparaître, ni subjectivité ni objectivité, et il ne relève que du sentir de l’œil rythmique. Et je serai tenté de conclure que le rythme ne serait là que pour nous entrainer ailleurs et s’oublier.

Sauf erreur de ma part ce qui est oublié par Eliane Escoubas est du même ordre que ce qui est oublié par ce musicien : ici


Redressez votre curiosité, attachez-vous à l’aide de votre imaginaire, et prenez garde aux turbulences de l’apparaitre.

Nessie 

Nessie

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Maldiney et Francis Ponge dans L'essai du jour - Lundi 22 octobre 2012 - Lun 22 Oct 2012, 12:16

Henri Maldiney a été évoqué ce matin par Jacques Munier dans sa rubrique "L'essai du jour", pour : ''Le legs des choses dans l'oeuvre de Francis Ponge''

On peut retrouver la chronique à lire en clickant sur ce lien .



Dernière édition par Nessie le Jeu 27 Déc 2012, 13:44, édité 1 fois

Nessie 

Nessie

71
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Le journal de la philosophie ce jeudi 27 décembre 2012 + aussi 16 avril dernier - Jeu 27 Déc 2012, 13:12

Nessie a écrit:Henri Maldiney a été évoqué ce matin par Jacques Munier dans sa rubrique "L'essai du jour", pour : ''Le legs des choses dans l'oeuvre de Francis Ponge''

On peut retrouver la chronique à lire en clickant sur ce lien .


Comme souvent, un recoupement entre Munier et le Noodle-man, en l'occurrence revoici une actualité Maldiney ce matin dans le Journal de la philosophie. Mais le second évoque 3 ouvrages, donc celui cité plus haut + 2 autres. Pour moi tout cela est toujours aussi hermétique, mais je pense que ça intéressera les participants de ce fil, s'ils se rendent à la page de l'émission.

Dans les premiers instants, le producteur évoque un précédent numéro où sur le même sujet Henri Maldiney il avait reçu Jean-Louis Chrétien. C'était le 16 avril de cette année, et on peut encore réécouter cet entretien en clickant ici

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Re: Henri Maldiney avec Alain Veinstein -

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