Voici la suite annoncée (les deux tiers restant) de l’extrait de l’entretien d’Henri Maldiney avec Alain Veinstein. Il y est d’abord question du titre :
Le titre, Ouvrir le rien, c’est en effet un titre. Il n’annonce pas l’objet d’une recherche mais, tout au contraire, il consacre, disons, la révélation d’une quête. C’est à la fin. Et il faut bien voir ce que ça signifie. Je dis : « tout ce qui est de l’ordre de la perception, tout ce qui est de l’ordre de l’intentionnalité, de l’ordre du projet disparaît. Il ne reste vraiment que rien. Ce qui ne cherche pas à se justifier, le rien. Et vous passez par ce rien où, brusquement, vous donnez en vous même, et hors de vous, présent, vous ne donnez pas, vous avez ouverture à cette entrée en présence de l’un comme de cet être jaillissant dans la nuit dont parle du Bouchet. Ceci est important car cela va à l’opposé de la certitude première, occidentale, qui est celle du cogito de Descartes. Dans le cogito de Descartes, dans sa véritable formule, il dit : « j’ai premièrement de moi l’idée que, de l’infini que du fini, c’est à dire de Dieu que de moi même. C’est à dire que je pense, et la pensée est une puissance infinie, puisqu’elle triomphe du mal [ ? ] défini. Mais, ensuite, apparaît le doute. D’où dans la recherche de la vérité la formule est : « je pense, Dieu est, je doute, je suis ». Or, c’est la démarche inverse que fait l’art. Il part, si vous voulez, de cette certitude des choses qui nous sont données et pour aboutir au rien duquel, justement, rejaillit le réel.
(Ce que vous dites est qu’une œuvre d’art en apparaissant dans sa réalité nous révèle la nôtre.) Absolument, et c’est très rare que nous sachions qui nous sommes et ce que ça veut dire, être, pour nous. Nous l’apprenons, nous l’apprenons quelquefois brusquement, disons, dans un deuil, très proche, dans un amour, ou, enfin, dans des circonstances qui restent uniques. Uniques ! D’ailleurs nous ne croyons jamais, comme dit Weizsäcker, qu’à ce que nous ne voyons qu’une fois. Autrement, ça repose sur du possible et le possible aurait pu ne pas être. Le réel précède le possible. C’est la grande… C’est l’affirmation fondamentale immanente à l’art. En effet une œuvre n’est pas possible avant d’être ! Elle n’est pas tirée comme une statue idéale aurait été présente dans la carrière. Non. C’est pourquoi, ce n’est pas le fond qui est producteur, car il s’agit de quoi ? De cette singularité qu’est un visage et un visage, le fond n’a pas de visage. Il n’a pas de […], il n’a pas de visage. Ceci exige, véritablement, une auto genèse, une brusque auto création qui est révélatoire, et votre existence de même. Et des fois nous existons et nous nous surprenons à exister. Voilà pourquoi la chose est bouleversante, à chaque fois, profonde. Et ce n’est pas à répéter, n’est ce pas, je suis, je suis, qui va nous faire être, hein. Et surtout je dis bien, ceci, exister. Ce n’est pas être un simple étant. C’est exister au risque de l’ouvert que nous avons à intérioriser. Nous mêmes, nous nous déployons dans l’ouvert à condition de l’intérioriser en nous. Comme le rythme. Comme l’œuvre d’art.
Le début rejoint ce qui est dit ailleurs, lorsque l’auteur révèle la véritable portée de son livre :
« Effectivement, ce n’est pas si vous voulez, de fixer des formules. Celles-ci sont importantes parce qu’elles détournent des fausses formules. Elles sont toujours des exigences d’expériences qui sont à faire et nous obligent à faire l’expérience ou à nous retirer. Mais dans l’ensemble, effectivement, on peut dire que l’enveloppe d’un livre, que vous ne pouvez pas vouloir, qui finalement résulte de toute une série de notations, je dirais, oui, toute une série de présences qui se rejoignent dans l’unité d’une seule. C’est ça ! Hors de là je ne pense pas qu’on puisse parler d’une pensée. Personne ne peut penser à la place d’un autre. Mais il peut offrir l’occasion de ne pas penser à côté. »
C’est parce qu’il n’annonce rien, et certainement pas l’objet d’une recherche (programmée ou non) que ce titre, Ouvrir le rien, prend tout son sens. Il apparaît tout à la fin, sans avoir été voulu, comme la consécration d’une quête à partir de laquelle le livre s’est constitué et dont il est l’« enveloppe ». Celle-ci n’est que la résultante de tout ce que l’auteur a noté, et qui témoigne de présences diverses dont l’accumulation a fini par se rejoindre dans l’unité d’une seule. C’est là seulement, dans un tel mouvement, que se constitue ce qui peut s’appeler penser. Mais à chaque pas, à chaque expérience, à chaque rencontre bouleversante, c’est la même tâche qui attend le philosophe :
« Essayer de voir ce qui est extrêmement simple, et par là le plus difficile, c’est, je crois, la tâche principale du philosophe. Cette simplicité qu’on ne peut pas atteindre à partir d’autre chose qu’elle, c’est là la difficulté. Alors, il faut, comme dans l’œuvre d’art, avoir ouverture à elle, à condition qu’elle s’ouvre. »
Parler du plus simple en partant de lui et de rien d’autre exige que l’on soit ouvert à l’entrée en présence de l’un, qui nous surprend toujours. Encore faut-il lui prêter attention, et ne pas la repousser sans appel pour le motif qu’elle manque de signification. Ce qui demande que nous sachions endurer l’ébranlement de nos certitudes, notamment de la première d’entre elles qui est celle du cogito cartésien, supposé surmonter le doute. Par cette formule : « je pense, Dieu est, je doute, je suis » l’homme s’affirme, face à l’omnipotence divine, instituant le doute par lequel il se sent « libre » comme la mesure de son être. C’est parce qu’il doute que l’homme surmonte l’antagonisme du fini et de l’infini. La conscience occidentale est fondée sur un principe : celui de la supériorité de la perception (et de la connaissance qui en découle) sur le sentir primordial.
Ce qui s’appelle « art » en Occident s’en est trouvé gravement contaminé. Mais l’art véritable procède à l’inverse. Il ne part pas du doute pour aboutir à la certitude, mais de celle-ci il aboutit au rien, duquel jaillit le réel. Un réel ici et maintenant. Comment pourrait-il en être autrement ? Mais c’est là, précisément, le plus difficile à admettre pour la pensée ordinaire : le fait que telle manifestation particulière n’ait pas d’autre origine qu’elle-même. C’est au fond le vieux problème de l’antériorité absolue de l’être, résolu différemment selon que l’on est théologien ou philosophe. La nouveauté, ici, avec Henri Maldiney, c’est d’avoir établi que ce qui « touche » l’être, c’est non pas l’intellect ou la « cogitation », mais le sentir (dont Erwin Straus lui-même n’avait pas réussi à mesurer toute la portée). C’est très rare, dit Maldiney, que nous sachions qui nous sommes et ce que ça veut dire, être, pour nous. À noter, donc : le fait de savoir qui nous sommes, d’une part, et ce qu’est être, d’autre part, cela ne fait qu’un. Ce n’est pas je suis, mais j’y suis. Ce que n’avait pas compris Descartes qui, comme l’écrit très justement Erwin Straus, a fondé sa physique sur une notion de la nature qu’il a entièrement vidée de Dieu, en même temps qu’il l’a totalement débarrassée de l’homme. Il faut répéter, une fois de plus, que seul l’art est capable de nous introduire à une vérité qui heurte l’une de nos convictions les plus ancrées, et qui est celle du caractère absolu de ce qui est ici (à un autre moment de l’entretien) appelé « moi » :
« Il n’y a qu’en esthétique que je suis moi en présence de cette œuvre. En logique, il n’y a que de l’objectif. Tout vise à l’ensemble des vérités vraies. Et que le moi n’est qu’un cas particulier d’une subjectivité transcendantale, comme la fonction transcendantale qui n’est celle de personne. En morale non plus, par contre, il n’y a pas d’objet. Quand Schelling établit, reformule la morale de Kant, c’est d’un mot : soi (Sei). Or ce mot ne peut s’adresser qu’à celui qui est déjà, qu’à celui qui est déjà sujet. L’autre ne peut pas le comprendre. Tandis qu’en esthétique […] devant une œuvre votre solitude mais votre certitude qui n’est pas une certitude aveugle, qui fait qu’elle implique votre responsabilité. C’est là que l’art est une éthique, à savoir que devant une œuvre d’art je suis moi et qui dit « moi » dit quelqu’un qui est responsable non seulement de tout ce qu’il fait, mais de tout ce qu’il éprouve et de tout ce qui va s’ouvrir à partir de lui. Et là… Or il ne s’agit pas comme souvent de faire plaisir et de complaire, il ne s’agit pas non plus d’instruire, de donner une leçon. Il s’agit, si vous voulez, d’apprendre à être ou, plus exactement, de mettre en demeure d’être. Voilà ce que fait l’art. Et moi, et pas un autre. »
Devant une œuvre d’art je suis moi et ce que fait cette œuvre, c’est de me mettre en demeure d’être, non comme cas particulier d’une subjectivité transcendantale (cela, laissons-le à la perception), mais comme ce moi-ci (et pas un autre). Il n’y a de vraie rencontre qu’entre deux altérités. L’altérité est la dimension de la réalité, écrivait Henri Maldiney :
« Cette conjonction de l’altérité et de la réalité commence à cette rencontre qu’est le sentir (humain) où quelque chose, à chaque fois nouveau, s’éclaire à mon propre jour qui ne se lève qu’avec lui. Nouveauté, altérité, réalité émergent l’une à travers l’autre dans toute rencontre. La rencontre a partie liée avec l’inattendu. Au moment où elle se produit, toutes les anticipations de l’attente sont en déroute. Et si elles ne le sont, je suis déçu dans mon attente pour n’avoir pas rencontré ce plus, ce hors d’attente, qu’est l’émergence de la réalité. Le réel est toujours ce qu’on n’attendait pas et qui, sitôt paru, est depuis toujours déjà là. La rencontre ouvre la faille nécessaire à la surprise en la comblant. Elle la comble originairement par cette ouverture même. » (Penser l’homme et sa folie, p. 316)
Le réel est depuis toujours déjà là parce qu’il n’est pas issu d’autre chose qui l’aurait précédé, il n’est précédé par rien. Il est un présent absolu. Mais aussi, il faut au départ de la rencontre ce que Maldiney appelle « l’inquiétude de l’altérité » d’où surgit le véritable appel à être :
« Cet autre de moi qui échappe à tout projet, à l’égard duquel je ne peux être que réceptif et subissant, apporte avec lui l’inquiétude de l’altérité. Quelque chose de moi, pis, quelqu’un qui est moi que je ne peux pas inventer, m’appelle à ce que je ne suis pas, c’est à dire m’appelle à être. » (Penser l’homme et sa folie, p. 351)
Cette inquiétude se retrouve dans l’art, elle en est le cœur, dans la mesure où c’est lui qui, au travers du sentir dont il est la vérité, révèle l’être :
« L’art n’est pas le mémorial du sentir, il en est la vérité. Il n’est pas la traduction du phénomène, il en manifeste l’être, dont le sentir, propre à l’homme, éprouve l’inquiétude sous l’innocence de l’étant. » (Penser l’homme et sa folie, p. 205)
Mais toujours l’altérité demeure au centre de la rencontre. « À chaque type d’art correspond une rencontre différente avec l’altérité et un autre mode de révélation de l’étant, impliquant une autre surprise de l’Être », écrivait Henri Maldiney dans Art et existence (p. 109). Or, que l’on sache bien ceci : « il n’y a d’altérité véritable que dans l’opacité d’une résistance dont la consistance est celle d’une forme impure, irréductible à la perfection diaphane d’une idéalité ». (Penser l’homme et sa folie, p. 28) Ce qui est diaphane ne peut être rencontré. C’est le cas de tous ces arts niais fondés sur le seul pouvoir de l’argent, et qui s’adressent à une humanité vouée à son absolue objectivation. En opposition avec ce qui a été suggéré plus haut, que la véritable responsabilité (celle de se découvrir responsable de ce que nous éprouvons comme aussi de ce qui s’ouvre à partir de nous) suppose la conjonction de l’altérité et de la réalité, laquelle commence avec la sensation entendue comme le y du « il y a » et du « j’y suis ». Le destin de l’art, c’est, comme le dit Henri Maldiney, de donner au « y » sens et fondement. En quoi il est toujours un avènement. C’est la conclusion de la fin de l’extrait de l’entretien :
Il (le livre) parle du rien. Et il faut bien faire attention que le mot « parler » serait inexact. Wittgenstein dit : « ce qu’on ne conçoit pas de façon énonçable, c’est à dire ce qui ne fait pas partie de l’ordre logique il faut le taire. Or justement, ce que je dis ne fait pas partie de l’ordre logique car il n’y a de logique que de l’objet. Or, si l’existence n’est pas un objet, si elle est cette signifiance insignifiable, que je ne peux pas, disons, enclore, dans les limites et dans le parti pris d’une définition, à ce moment là, l’objet même, qui est, on peut dire, la condamnation même de l’existence. Et je dirais qu’aujourd’hui, l’objectivation de l’homme, est identique à sa robotisation. Et il serait temps d’y penser. Malheureusement, vous savez, quand on dit il serait temps c’est qu’il n’est déjà plus temps. Alors ce n’est guère remis qu’à quelques uns. Mais certainement pas aux intentions collectives. Pas plus que l’art. C’est pourquoi l’art est toujours exceptionnel. L’art, l’art… L’art se passe toujours entre deux mondes. Il est la zone de fracture et d’ouverture à la fois. Pourquoi ? Parce qu’il est un événement c’est à dire un avènement. Et un avènement, c’est un absolu.
L’objet est la condamnation de l’existence, laquelle du coup se trouve réduite à n’être plus elle-même qu’un objet, la simple subsistance de l’homme réifié, voué à la frénésie de l’auto-consommation. Tout nous le prouve, de plus en plus chaque jour, et de façon toujours plus étourdissante. Il serait temps d’y penser… Mais ce n’est remis qu’à quelques-uns. Que cela ne le soit pas aux intentions collectives, rien de plus évident. Mais faut-il pour autant s’y résigner ?