Bonsoir, Basil,
Au sujet de ce point d’entrée dans l’œuvre de Maldiney (post 48), il n’est pas facile de vous répondre. Lorsque j’ai commencé à le lire, la question ne se posait absolument pas. Il n’y avait encore que quelques études publiées dans des revues, dont j’avais pu obtenir les copies. Ces études ainsi que d’autres ont paru en 1974 dans le volume intitulé Regard, parole, espace. Vous voyez que cela ne date pas d’hier. À ce moment, Henri Maldiney professait à Lyon depuis 20 ans déjà. C’est surtout après qu’il se soit retiré (en 1980) qu’il a commencé à publier assez régulièrement, jusqu’en 2000, date de parution d’Ouvrir le rien l’art nu dont il est question dans l’entretien avec Alain Veinstein.
Pour un lecteur non prévenu, le contenu de ces ouvrages peut paraître disparate. Henri Maldiney ne suit pas un plan préétabli. Son texte, il l’élabore de l’intérieur, et donc il n’y a pas d’ordonnance externe. Ce qui peut être déroutant. Je vous en donne un petit exemple. C’est dans le cadre d’une discussion critique de l’introduction à la Phénoménologie de l’esprit de Hegel (à la fin de Regard, parole, espace) qu’il en vient à parler de la résonance affective des chants de chasse de l’Afrique noire. (Il pensait certainement aux Pygmées.) Et tout cela parce qu’évoquant la non prise en compte par Hegel du sentir proprement humain (pour un philosophe en redingote sentir c’est presque sale) il en vient à parler de ce même sentir dans la poésie (la vraie), mais aussi du fait que « l’homme n’habite pas seulement en poète », que l’homo sapiens est aussi un homo faber, rencontrant les choses sur le mode instrumental. Dit plus simplement : « ventre affamé n’a pas d’oreilles » ou encore : la cigale doit se faire fourmi avant de pouvoir chanter ! Mais même lorsqu’il travaille, cet homme que nous qualifions de primitif reste un homme sentant : chez lui l’étonnement n’est que (momentanément) refoulé. D’où ces « rythmes de travail » qu’avait remarqué Marcel Mauss (si je ne me trompe), et qu’Henri Maldiney a préféré appeler « chants de travail ». C’est-à-dire que l’activité même très prosaïque qui peut être de broyage (du grain), du bûcheronnage ou du pagayage peut lui inspirer un chant, créant ainsi un monde nouveau, brusquement sorti… de rien. Voyez ce que Maldiney dit du « entre », dans l’entretien. Le rythme se produit toujours entre deux mondes.
Ce qui précède est à rapprocher de cette phrase extraite du même Regard, parole, espace (p. 172) : « il n’y a pas de situation qui ne puisse donner lieu à une possibilité rythmique ». Parlant d’un monument primitif de l’époque préhistorique, il écrivait aussi (p. 176) : « sa présence dans le monde de la vie, des passions et de l’action n’aboutit pas à la retenir dans le réseau du quotidien ; c’est au contraire le quotidien qui brusquement se dépasse vers une nouvelle profondeur et dimension de la présence ». Mais je ne peux pas résister au plaisir de vous citer également le court texte où il est question des chants de travail comme aussi des chants (de retour) de chasse (p. 318) :
« Car il y a bien aussi une certaine Stimmung, dont on peut encore aujourd’hui reconnaître la présence dans les chants de travail de l’Afrique noire ou des Indiens d’Amérique. Sans doute n’est elle pas la plus profonde. Plus puissante est la résonnance affective des chants de chasse. »
Là se trouve peut-être le secret du caractère paisible de ces modestes chasseurs, de leur sérénité : leur capacité de s’émerveiller, et celle aussi de pouvoir fixer par la voix et le corps cette réalité insignifiable qui s’impose soudainement à eux. Leur ferveur est inexprimable ! Mais je laisse pour une autre fois l’explicitation de ce mot allemand intraduisible de Stimmung, car ce n’est pas le sujet. Quant à ce petit exemple « musical », qui n’a rien de spécifiquement philosophique, il est quand même extrait de la discussion d’un texte essentiel d’un des plus grands philosophes allemands ! Et où il est montré que Hegel a manqué l’être parce qu’il a manqué le sentir (qui seul touche l’être, et non la pensée spéculative — ni la perception dont elle prétend partir — qui arrive toujours trop tard). Rappelez-vous Wittgenstein, que citait Maldiney dans l’entretien : « ce qu’on ne peut signifier, l’inconcevable, il faut le taire ! ». (Le poète faisant exception, parce qu’il crée une forme, en laquelle l’être, la chose apparaît, et même s’apparaît, comme on disait naguère.) Il a fallu Henri Maldiney pour qu’enfin ce soit dit. Et qui va tout à fait à l’encontre de ce que prétendait Edmond Ortigues (Le discours et le symbole) : « l’être ne peut être que dit ». Une affirmation qui « flottait » dans l’esprit des penseurs depuis Platon.
Mais j’en viens à votre question : par quel bout commencer ? Ce que je viens de vous dire signifie qu’il n’y a pas un seul texte qui ne concerne que l’art, ou que la philosophie, ou que la poésie, ou que le langage. Maldiney n’a jamais été didactique, du moins pas dans ses livres. Et donc la difficulté reste entière. Je ne suis donc pas sûr que ma réponse sera la bonne. Ce que j’ai personnellement entrepris, me trouvant confronté à la même difficulté, et ayant remarqué qu’Henri Maldiney se référait souvent à des auteurs, presque toujours les mêmes, qui semblaient l’avoir fortement inspiré, ça a été de me mettre en quête des ouvrages qu’il citait. J’ai donc pu ainsi rassembler presque tous les auteurs dont vous trouvez les noms dans ses ouvrages. Un certain nombre d’entre eux sont des auteurs de langue allemande, certains ouvrages ayant été traduits, plus ou moins bien. C’est le cas de Du sens des sens d’Erwin Straus, assez bien traduit par une équipe belge, mais ce n’est pas du tout le cas du Cycle de la structure, de Viktor von Weizsäcker (le titre est déjà faux), très négligemment traduit et publié en France il y a déjà bien longtemps. Vous aurez constaté, en écoutant l’entretien, qu’Henri Maldiney revient souvent sur la question du sentir. De ce sentir qui touche à l’être, et qui n’est donc pas un mode de « perception » inférieur, qui aurait besoin de la réflexion et de la raison pour se trouver corrigé et acquérir ses « lettres de noblesse ». Je peux vous assurer que ces Pygmées qui chantent au retour d’une chasse n’ont strictement rien d’inférieur, et que ce serait bien plutôt à eux de nous donner des leçons ! (En attendant, nous les avons condamnés, car nous sommes en train de détruire à grands coups de bulldozers la forêt ancestrale dont ils ont besoin pour survivre. Le pétrole d’abord !) Tout cela pour dire que le sentir est capital, même si ce n’est pas évident lorsqu’on vit dans un monde artificiel, clos et bétonné, envahi de surcroît par l’imbécillité médiatique qui est ce cancer imparable rongeant petit à petit notre humanité.
Après avoir lu votre question, je suis retourné dans Du sens des sens d’Erwin Straus où se trouvent quelques uns des textes qui ont profondément marqué Henri Maldiney, à qui nous devons être reconnaissant de nous les avoir fait connaître. Peut-être que leur lecture vous aiderait à acquérir cette base qui vous manque pour aborder des textes qui néanmoins resteront toujours difficiles. Je signale au passage qu’Erwin Straus se lit très facilement. Ce n’est pas toujours le cas des auteurs allemands ! En fait la problématique du sentir émerge peu à peu d’une discussion extrêmement critique de cet auteur au sujet de la théorie de Pavlov. Vous en avez sans doute entendant parler, elle est partie notamment d’expériences menées sur des chiens qui salivaient en entendant la cloche les avertissant que le beefsteak n’était pas loin. Cet ouvrage est donc d’abord une réaction à l’encontre de la psychologie (prétendument) animale dans ses applications directes à l’homme, au citoyen soviétique en particulier. (On sait depuis que ça n’a pas marché.) Si vous le souhaitez, je pourrais faire choix de l’un ou l’autre de ces textes où le sentir est mis en évidence. Qu’en pensez-vous ?