On voulait croire que France Musique, désormais seule chaîne culturelle de Radio France, fût insensible au chant des sirènes obsédantes qui constitue la bande son quotidienne de France Culture.
Or, il faut aujourd'hui admettre qu'il existe une migration des obsessions dans les couloirs et les étages de la Maison ronde. On conseille donc aux producteurs de France Musique de tester l'étanchéité des portes coupe-feu de leurs studios, de procéder dans la semaine qui vient à un exercice de mise en sûreté et de vérifier le contenu des mallettes de confinement d'urgence (le rouleau adhésif, les protections auditives en mousse...). Un objectif: ralentir la vitesse de pénétration de ces obsessions.
Samedi 17 septembre, 12h52, première alerte. Durée de contamination obsédante: 1'41.
Agent responsable: Christopher Moore
L'émission de l'excellent Philippe Venturini,
Sous la couverture, consacrée à l'ouvrage de Lucie Kayas "Du langage au style, singularités de Francis Poulenc", a subi une attaque dont la double dimension, indirecte et proleptique, ne devait pas nous échapper.
[son mp3="http://www.francemusique.fr/sites/default/files/asset/aod/2016/37/WL-ITE_00082736_RSCE-10.mp3" debut="20:52" fin="22:34"]
Ici, l'obsession avance masquée, sous la couverture. Le producteur n'évoque les gender studies que dans le cadre de sa recension de l'ouvrage du jour. Il fait alors référence à un article de Christopher Moore, "Camp et ambiguïté formelle dans le Concert champêtre" . Si Christopher Moore, professeur de musicologie à l’École de Musique de l’Université d’Ottawa, est un fin spécialiste de la musique française du XXe siècle, ses recherches actuelles portent sur la musique et l’identité sexuelle en France durant les années 1920 et 30... On peut saluer ses articles passés, notamment ceux consacrés à Darius Milhaud ( « Darius Milhaud à la fin des années 1930: entre conviction politique et recherches esthétiques » dans l'ouvrage
Milhaud: Compositeur et expérimentateur édité chez Vrin) ou à Charles Koechlin, et néanmoins s'interroger sur la pertinence de son
étude sur la notion de camp dans les premiers ballets de Poulenc. Étude pour laquelle, si j'en crois
mes sources, le musicologue s'est vu remettre le Prix Philip Brett 2012, parrainé par le Groupe d' étude LGBTQ de l'American Musicological Society...
Samedi 17 septembre, 13h00, attaque massive. Durée de contamination obsédante: 55'53.
Agent responsable: Christophe Bourseiller.
Infiltration revendiquée, obsession plastronnante. C. Bourseiller, dont on avait déjà souligné
ici la regrettable inclination à déserter le champ culturel pour les terrains un peu vagues des motifs obsédants, nous inflige un numéro de
Musicus Politicus déplorable,
Les musiciens face aux migrants. Le ton est donné dès le descriptif:
Alors même que l’Europe se trouve confrontée à l’afflux massif des migrants et des réfugiés, jamais la musique n’a été à ce point divisée. D’un côté, les musiciens, les chanteurs, les compositeurs favorables à l’accueil et à l’intégration des migrants. De l’autre, ceux qui la refusent ! Rien ne nous sera épargné. Absolument rien!
Ni le reportage d'I-Télé consacré à la Manifestation anti-migrants à Calais , ni l'intervention, le 16 avril 2016 de Jordi Savall dans la Jungle de Calais. Par une formidable torsion que le producteur fait subir à la réalité historique, le choeur des esclaves hébreux du
Nabucco "nous renvoie à l'émigration, nous renvoie aux migrants"! Une pincée de la
Suite Peer Gynt dirigée par Zubin Mehta? "Ce n'est pas un hasard, nous explique C. Bourseiller, car ce chef d'orchestre d'origine indienne est un fort soutien des migrants". Est-ce la vocation d'une telle émission de nous repasser les reportages d'I-Télé, les images en moins? Est-ce pour assister à la découpe manichéenne du monde musical en deux (les musiciens favorables à l'accueil des migrants et ceux qui les refusent) que nous écoutons France Musique?
Longtemps, on a pu croire naïvement à la déclaration programmatique mise en exergue sur le site de l'émission, longtemps on a pu croire que cette heure hebdomadaire analyserait effectivement "les rapports riches et complexes entre la musique et la politique". Certains numéros ont même, en leur temps, emporté notre adhésion.
Aujourd'hui, les digues ont cédé. À travers cette séquence indigeste qui se prend pour un exemplum, C. Bourseiller, que l'on a connu plus inspiré, trahit le pacte de confiance qu'il a passé avec ses auditeurs.
Le titre même de l'émission dit cette trahison: "Les musiciens face aux migrants". Les auditeurs fidèles auraient mérité un autre numéro: "La musique et les migrations", une analyse rigoureuse et pertinente des interactions entre musique et migrations, une réflexion exigeante et documentée sur la musique et l'exil. Alexis Nuselovici, professeur de littérature générale et comparée à l'Université d'Aix-Marseille le dit très bien:
Les diasporas se constituent précisément par le réaménagement de structures culturelles d’origine dans l’interaction avec les structures d’accueil ou d’autres structures co-existantes. La musique est propice à de tels métissages et, en condition diasporique, elle exercera cette fonction mémorielle qui n’est ni d’effacement, ni de transmission mais de réactivation. Tant il est vrai que les migrations des populations s'accompagnent de celle des esthétiques musicales. Un seul exemple suffit: la musique klezmer, une musique des migrations.
On y reviendra peut-être.