Une énormité que certains diront anecdotique, et que pour ma part je crois plutôt révélatrice. Saisie au vol dimanche dernier, et notée pour montrer par l'exemple quelle bétise à la fois massive et critique Frédéric Martel distille dans ses commentaires. En l'occurrence il s'agissait de rendre compte de la publication attendue de On the road dans une formule qu'on nous dit être LE rouleau original. Passons sur les légendes qui tournent autour de ce rouleau, passons sur le fait que cette parution a toutes les chances de décevoir les amateurs de Kérouac et de justifier en même temps le travail de l'éditeur, même sous forme de requinade. De tout cela on a bien assez parlé.
Des 2 minutes que dure son commentaire, j'extrais cette perle : "le personnage de Neal Cassady, le gigolo bisexuel". Le problème que pose cet étiquetage ne saurait être moral, car il n'y a visiblement aucune offense dans ce collage d'étiquette. Non, le problème c'est que ça ne correspond pas au personnage romanesque et encore moins au personnage réel. Mais pour le savoir, encore fallait-il avoir pratiqué un peu sérieusement l'oeuvre et ses à-côtés, plutôt que de se contenter d'un digest ou de quelques remarques imprécises chopées au passage dans le bruit de fond des réseaux électroniques du post-modernisme chic. On n'a pas l'impression que Frédéric Martel ait été beaucoup plus loin que tout ça. En ce qui concerne l'homme réel Neal Cassady, en premier lieu sa bisexualité est purement épisodique, et impropre à définir le mec. Et puisque c'est ce qu'a choisi de faire Martel, s'il faut absolument le décrire par sa sexualité, c'est avant tout un homme à femmes, avec de gros besoins. Là dessus, les mémoires de Carolyn Cassady ne laissent guère de doute, et c'est bien ainsi que Dean/Neal apparait sous la plume de Kérouac. Quant à la qualification de "gigolo", elle résulte là encore d'une ignorance assez salée, et d'un désir de se faire plaisir : Neal c'est un fauché définitif et un grand tapeur, qui vit au crochet de ses amis sauf quand ils sont encore plus à sec que lui c'est à dire les trois quart du temps. Mais voila : de le présenter comme gigolo ça permet à Martel de frissonner dans son slibard de producteur radio occupé à jouer du persiflage vaniteux et du fantasme décadent-pépère, feutré, et finalement tout en toc.
Cassady, ou sa projection littéraire dans Dean Moriarty, c'est à l'image de Kérouac et de façon très simple, un personnage typique de la bohême littéraire dans sa version américaine, et rien que dire ça c'est déjà pas mal. Dans la réalité, telle que décrite par Carolyn, l'homme réussit à se poser un temps avec famille et foyer, et un emploi presque régulier aux chemins de fer de la South.Pacific. L'incroyable bougeotte qui caractérise Cassady aura raison de cette vie régulière, et ses gros besoins sexuels en même temps que son appétence pour les ivresses l'entraineront plus tard dans l'aventure de la contre-culture, pendant les 60's avec Ken Kesey et le Grateful Dead. C'est cela qu'il fallait savoir pour dire aussi brièvement que possible qui était ce faux voyou de Cassady, en qui Kérouac avait vu le type du cow-boy moderne. Et si Martel voulait faire un portrait en un minimum de mots histoire de cerner rapido le Cassady, il aurait mieux fait d'en choisir 2 autres, plus conformes aussi bien à On the road qu'à la vie du mec : la bougeotte + la bohème. Et si toujours soucieux de paraitre marcher hors des clous, le persifleur du dimanche voulait absolument se faire plaisir et frisonner dans son calebard, il pouvait y ajouter un 3ème B : la baise. Et ça suffisait. Mais Martel n'est pas un décadent cultivé, c'est un décadent-mode, donc superficiel.
Que vaut une émission dans laquelle on relève de telles énormités ? Elle est aux antipodes de ce quelle prétend être, à savoir une émission culturelle. Martel y pratique le raccourci erroné, pour le plaisir de la formule, protégé par sa situation d'employé de l'Etat. Il y a plusieurs façons de se montrer décadent : pour certains le décadentisme est un dandysme, une forme du maniérisme, une version de l'élégance. A qui ne l'a pas encore rencontré et se demande ce que ça peut bien vouloir dire, France Culture est là pour combler cette lacune, par exemple il suffit d'écouter Mauvais genre de temps en temps, à la volée : parmi les invités présents en studio et les commentaires sur les sujets abordés, vous en verrez passer des exemples croquignolets et d'un autre bouquet que la boisson gazeuse de Frédéric Martel qui, finalement, ne réussit jamais à dépasser le niveau du fade. La différence s'explique par le fait que François Angelier a une vraie culture et une vraie vision des choses. L'autre façon de se la jouer décadent, c'est celle de Frédéric Martel : parler de ce qu'on ne connait pas, jouer de l'écorniflage et du persiflage, dégoiser des sornettes sur un ton ironique et affirmé non pour masquer son ignorance crasse mais parce qu'on n'en est pas même conscient, et balancer de la formule sans se demander si elle entretient quelque rapport solide avec la réalité dont on parle.
A côté de quelques émissions qui ne sont agaçantes que parce qu'elles sont tout simplement idiotes et donc un peu excusables, celle de Frédéric Martel continue à être à la fois la plus prétentieuse et la plus désolante sur toute la fréquence de France Culture : la décadence radiophonique au premier degré et à l'état pur (j'ai contrôlé cette formule : en l'occurrence elle s'applique parfaitement).
Dernière édition par Nessie le Mar 25 Mai 2010, 21:44, édité 5 fois