Comme dit plus haut, nous sommes bien dans la première période de l'émission : bien que la forme soit déjà variée, avec un dosage entre l'exposé, les lectures, et un peu de musique typique puisée dans le fonds sonore de la maison, on est loin encore des grandes réussites à venir. Loin des grands reportages terrain avec matériel collecté in situ et dialogues authentiques, comme le fit par exemple Lydia Ben Ytzhack en Indonésie dans son beau document sur les Thorajas. Loin aussi des documentaires très précisément assemblés, où on devine à la fois une ligne et un plan, parce que l'auteur sait où il veut nous emmener (par exemple : les enfants sauvages, émission de Laurence Crémière). Loin encore des brillants mélanges de conversation, exposé, lecture, musique, qui caractérisent les trois dernières années, après la reprise de septembre 99 (par exemple : La chasse sauvage, dans la réalisation d'Anne Fleury). En clair : ce numéro sent son studio. Pourtant, on y sent déjà ce que la Matinée des autres va devenir. Pour chacun des deux sujets un intervenant unique enregistré à Paris, un dosage de lectures par Jean Bollery, Hélène Thaouss, quelques musiques typiques dont on ne sait si elles authentifient la chose où si elles sont là pour faire couleur locale alors qu'elles ont été captées à 500km de là. Mais peu importe.
Le point commun de ces deux documents, c'est leur style, et avant tout le style intellectuel. Il y a des façons variées de faire de l'ethnologie : on peut chercher à élucider un mystère, ou au moins à répondre à une question. Mais on peut aussi s'attacher à la description, qui est déjà un gros travail : pas seulement la description exhaustive qui mène à la monographie, mais aussi On peut tenter de décrire de façon claire des institutions sociales dont le sens nous échappe. Il y a aussi le mode idéologique qui donne son goût d'ensemble à l'enquête. Ainsi vendredi dernier en Amérique Centrale, le style assumé était ethno-revivaliste. Dans les deux documents de la nuit prochaine, sous l'empreinte de Michel Cazenave attendez-vous à un regard à la fois teinté de spirituel et chargé de symboliques.
Ainsi la maison arabe, décrite dans son ensemble et même déclinée élément par élément, est ici présentée comme un système de significations. Un Eliade n'eut pas désavoué la première partie du tableau qui fait de la maison traditionnelle une grille de lecture pour la position de l'homme dans le monde ; et pas seulement l'espace environnant, mais bien dans l'univers, en lien avec les puissances de l'invisible : c'est d'une façon généralisée que la maison traditionnelle a, parmi ses fonctions, une fonction spirituelle forte. L'exposé se déploie depuis la symbolique du seuil jusqu'aux thèmes attendus : l'eau, les tapis, le métier à tisser, l'initiation, la place et le rôle des femmes, l'hospitalité, la mosquée. L'anthropologue s'attarde quelque peu sur les deux gros morceaux que sont la prière, et le récit de la réception du visiteur avec ablutions, repas ; ici la lecture de Jacqueline Thaouss pourra sembler par trop doucereuse, mais on peut deviner qu'elle a servi un texte écrit en ce sens. Hormis les deux lecteurs, la seule intervenante est une spécialiste à la parole fluide : Eva de Vitray-Meyerovitch, islamologue collaboratrice de Louis Massignon que les auditeurs nocturnes de France Culture connaissent bien. Enseignante au Caire pendant plusieurs années avant ce documentaire, frottée de spiritualité soufie et de la lecture des poètes (on entendra Gibran, Rumi, Iqbal), c'est bien elle qui est l'âme de ce document de 43 minutes.
Le deuxième sujet, c'est l'initiation en Haute-Guinée, atassion ne pas confondre avec la Nouvelle-Guinée. Ici nous sommes bien en Afrique, et qui s'attendra aux papous après avoir lu de travers le programme sera rappelé au sens des réalités par les chants africains. Avec ce 2eme sujet nous restons dans le domaine du symbolique : un habitué des tarots et de l'imaginaire, raconte son voyage à la recherche des rites d'initiation. C'est une recherche au sens fort du terme puisqu'il s'agissait de vivre la chose, et d'en rapporter des documents. La difficulté est réelle, car il n'est pas courant d'initier les étrangers à la tribu, et encore moins les blancs. Virel racontera comment il est parvenu à ses fins, chez les Toma dans les forêts de Guinée.
Là encore, la lecture symbolique domine : les rites d'initiation et les rites magiques, mais aussi l'espace (de la forêt au cosmos) et même le temps. André Virel lui aussi frotté de symbolisme, récuse quelques idées reçues notamment la définition du sacré comme monde séparé. En écoutant plusieurs de ses remarques sur un ton quelque peu catégorique, et aussi certaines de ses interprétations personnelles, on se dit qu'il y aurait là matière à discussion et on se prend à regretter qu'il n'y ait personne pour discuter car plus encore que dans la première partie, il s'agit ici d'un monologue. Le récit est un peu daté et fera bondir ceux qui se cachant derrière leur petit doigt, ne tolèrent pas l'usage de certains mots ("primitifs").
Reste que ce second récit est aussi intéressant que le premier, quoiqu'il semble moins soigneusement construit. Mais il est plus intimement vécu. Aussi on pourra être surpris, outre les détails du récit, par le dépaysement et l'altération que subit l'ethnographe jusque dans son fonctionnement psychique quotidien, et son identification progressive à la société d'accueil, depuis la temporalité jusqu'aux croyances notamment à la magie. Il y a aussi l'angoisse dans l'attente de la cérémonie. Il est difficile de croire entièrement sinon à ce récit très certainement authentique, du moins à l'entière bonne foi du sorcier qui a procédé ici à une initiation atypique : celle de visiteurs étrangers, fort éloignés de la classe d'âge où s'effectue ordinairement le passager. Mais le récit a sa valeur propre, comme expérience vécue et on ne doute pas un instant que ce fut une expérience forte : elle est ici racontée 25 ans après, mais on a l'impression qu'elle vient tout juste d'être vécue. On peut croire qu'elle a été longuement méditée.