Après la très bonne série sur la recherche et l'université, les conférences de l'Académie des sciences morales et politiques continuent avec une série sur la démocratie. La série est inaugurée par Jean Baechler, professeur de sociologie historique.
J'ai essayé de transcrire l'essentiel de cette intervention diffusée le 5 août dernier.
Jean Baechler reprend dans sa conférence une thèse écrite en 1995 sur les origines de la démocratie. Ces origines sont comprises comme les conditions originelles qui ont permis l’éclosion de la démocratie. Son ambition est d’envisager la question sur la très longue durée, l’échelle de temps, c’est le millénaire et le laboratoire d’expérience politique, c’est, comme on le verra, l’ethnographie africaine.
La démocratie est le politique régime naturel de l’espèce humaine si on la définit comme libre et faillible. Pour qu’il y ait démocratie, il faut la réunion d’un certain nombre de conditions. Or ces conditions sont loin d’être toujours et partout réunies.
Dans le monde primitif il y a une inclination dominante pour la démocratie et d’autant plus dominante que ce monde est archaïque. Avec l’apparition du néolithique, la démocratie disparaît sauf dans les cités villageoises et urbaines.
La démocratie, c’est un ensemble de dispositifs et de procédures qui permettent la pacification des conflits humains par la justice en prenant justice au sens aristotélicien, c'est-à-dire des institutions d’arbitrage.
L’unité concernée par un régime politique, Jean Baechler l’appelle « politi », c’est un cercle social, un espace de pacification, mais aussi un espace virtuel de guerre vers l’extérieur.
La démocratie est un régime parmi d’autres et pour le caractériser, Jean Baechler établit une typologie des différents régimes : cette typologie pour être pertinente doit avoir comme caractéristiques la simplicité, la cohérence et l’exhaustivité
Le pouvoir est au cœur du politique. Qu’est ce que le pouvoir ? C’est la capacité d’imposer sa volonté. Le pouvoir permet d’obtenir l’obéissance qui est se plier à l’énoncé d’une volonté. L’obéissance peut avoir trois ressorts :
1. La violence et la ruse
2. Respect admiration devant un charisme
3. Calcul intéressé
De ces ressorts de l’obéissance procèdent les régimes politiques et un régime politique n’est jamais pur, il y aura nécessairement un mixte entre les trois ressorts, les trois relations de pouvoir qui sont impossibles à avoir simultanément.
1. L’autocratie c’est tout régime conquis exercé par la violence et la ruse
L’autocratie a plusieurs sous-types :
Le régime despotique, dans lequel le puissant considère la politique comme sa propriété personnelle.
Le régime tyrannique dans lequel le tyran a pour objectif de satisfaire ses passions
Le régime idéocratique, régime autocratique qui essaye de réaliser par la violence et la ruse une utopie.
2 . La hiérocratie, qui est le pouvoir légitimé par un principe supérieur. Le pouvoir est délégué à un vicaire. (
par exemple le roi dans une monarchie de droit divin)
3. La démocratie dans laquelle tout le pouvoir est délégué d’en bas au service d’entreprises collectives
La démocratie,
(c’est tout à fait paradoxal et risque fort d’égarer le lecteur) est différenciable en trois sous-type : aristocratique, oligarchique et démocratique au sens étroit du terme. Ces critères spécifient les « déléguants » : les chefs de lignée pour le sous-type aristocratique, les riches pour le sous-type oligarchique et tous les habitants pour le sous-type démocratique. (
ce qui fait une démocratie démocratique). On voit par là que ce que Jean Baechler entend par démocratie n’est pas ce que le mot signifie dans le langage courant.
Ce qui fait la démocratie, ce n’est donc pas le pouvoir du peuple, c’est un régime politique où le pouvoir est détenu par les acteurs individuels ou collectifs pour réaliser la paix, la justice, la prospérité, la punition des tricheurs, sécurité extérieure. Toute délégation de pouvoir ne peut être que temporaire, circonscrite et réversible.
Les activités sont distribuées en trois sphères :
Première sphère : le public : c’est celui des intérêts communs : en particulier la sécurité… faire en sorte que les tricheurs soient punis.
Deuxième sphère : la sphère du privé, celle de la confrontation des intérêts particuliers qui sont traités dans un espace soustrait à la violence.
Troisième sphère : la sphère intime, consacrée au soin, au souci du bien vivre.
La démocratie implique que le pouvoir aille à la compétence. Le prestige doit aller au mérite, la richesse à la production de la richesse.
La démocratie ne reconnaît que des droits de, des libertés : les droits à et les droits sur sont tenus pour des corruptions.
Une démocratie même modèle normalement marche mal mais elle est indéfiniment réformable et perfectible, c’est pourquoi elle « insubversible » de l’intérieur.
Les avatars historiques de la démocratie Le champ d’étude est l’histoire universelle de l’humanité. L’échelle de temps à retenir, c’est le millénaire. Quelle est la documentation ? C’est l’histoire, qui se limite à cinq millénaires, ce qui n’est pas beaucoup, en tout cas pas assez. Au-delà, c’est l’ethnographie et plus particulièrement l’ethnographie africaine, l’Afrique au Sud du Sahara est un prodigieux laboratoire d’expérience politique.
Avec la néolithisation la hiérocratisation devient la règle. Dans les sociétés agricoles, le modèle, c’est le clan royal, clan charismatique, investi d’un droit au pouvoir. Il procure les titulaires des positions de pouvoir à tous les niveaux.
Chez les pasteurs, ce sont des pyramides, avec pluralité de pyramides (
quelque chose qu’il n’a pas très bien expliqué).
La hiérocratie tempérée est un pouvoir contrebuté (sic) par la structure lignagère. Les pyramides sont des contre-pouvoirs les unes pour les autres.
L’évolution est lente imperceptible à l’échelle humaine. Sur cinq à sept mille ans les moteurs principaux de la néolithisation sont la sédentarisation, le croît démographique et toute sortes de phénomènes complexes qui ne permettent pas une théorie unifiée
Le mouvement est peu affecté par la guerre, la guerre liée au stockage est cantonnée dans un sport musclé, risqué, ritualisé, des raids de pillage, de la piraterie qui préviennent les conquêtes.
À la fin du mouvement au bout de cinq à sept mille ans la démocratie a partout disparu sauf dans les cités villageoise C’est un « facies » (sic) de la tribu ; dans de minuscules villages, le régime dominant est l’oligarchie (
rappelons que pour Jean Baechler, l’oligarchie est une sous-composante de la démocratie).
Troisième étape, il y a quatre à cinq mille ans, apparition des empires continentaux, qui a lieu en Chine, en Inde, en Asie antérieure. La guerre en est le moteur exclusif, guerre de conquête. Les « transpolitis » (
comprendre les grands royaumes) adoptent des configurations à deux, trois ou quatre qui sont intrinsèquement instables.
Le régime exclusif de ces empires est la hiérocratie absolue, les contre-pouvoirs ont disparu. En Inde, dans l’Empire Achéménide, les aristocraties ont été éliminées. Les systèmes lignagers se sont décomposés.
Méthode originale pour faire disparaître les aristocraties : le monopole de l’empereur sur les femmes bonnes à marier. On l’a fait en Afrique et dans l’empire Inca.
Jean Baechler ne le dit pas, les empereurs chinois aussi. Résultat : ça brouille le système lignager, et ça dissout les contre-pouvoirs. Si les clans princiers subsistent, ils sont réduits au rôle des pourvoyeurs de fonctionnaires ; c’est le cas de la Chine
La Démocratie subsiste dans des cités en particulier en Méditerranée.
Ces « démocraties » sont aristocratiques (
accrochez vous) chez les Grecs, oligarchiques chez les phéniciens et les carthaginois.
Les Grecs n’ont pas inventé la démocratie, pas du tout, pas du tout. À Athènes, ça marchait mal, et comme ça marchait mal, ça a fait beaucoup d’histoires à raconter, c’est pourquoi la littérature est si abondante. À Venise, ça marchait très bien donc on en parle presque pas.
Résurgence démocratique en EuropeÀ quelles conditions un régime de liberté faillible peut-il se mettre en place pour instaurer la paix par la justice ?
Plusieurs propositions :
Une « transpoliti » (
un système d’Etats indépendants) réfractaire à l’unification politique, car toute « transpoliti » unifiée donne lieu au développement de la hiérocratie.
Des « politis » stables à l’échelle des siècles, car les expériences démocratiques demandent du temps. Comme ça marche mal, il faut du temps pour qu’elles s’imposent.
Il faut que la société soit structurée par des centres autonomes de décision, ensembles capables de gérer les affaires humaines sans interventions du pouvoir politique
Si la démocratie n’est pas originelle, si elle succède à une hiérocratie, il faut des qualités psychiques, des vertus éthiques. Il faut des gens capables de choisir, d’une manière autonome délibérée en ayant le sens du bien commun ; c’est subtil, c’est difficile. Ces conditions ont été réunies en Europe.
Comment le sait-on ? L’histoire le révèle. Ça a commencé à partir du XIe siècle ; certains éléments ont leur origine au bronze moyen, du temps de l’indo-européanisation de l’Europe.
Le trait « transpolitique » (
de politique interétatique) le plus remarquable de l’histoire européenne, c’est qu’il n’y a jamais eu d’empire européen. C’est une exception prodigieuse. L’empire romain n’a couvert qu’une partie de l’Europe, l’empire de Charlemagne n’a duré qu’une génération.
L’Europe a eu une transpoliti oligopolaire (
entendez quelques grands royaumes seulement), système rare et stable à long terme, c’est une grande originalité en comparaison avec l’Inde, par exemple. En Inde, les « politis » (
les Etats) étaient dans un état de perpétuelle inconsistance soumis à des mouvements de « convection de la matière sociale ».
Il y a eu en Europe des centres autonomes de décision, et la persistance millénaire d’aristocraties, lignages disposant d’une indépendance à l’égard du pouvoir politique, et aussi de paysanneries et d’entrepreneurs responsables. Dans les cités médiévales, émergence d’une bourgeoisie.
Il y a un parallèle très troublant avec le Japon, où tout cela n’apparaît que tardivement.
Les tentatives de restaurations monarchiques dans les hiérocraties modérées ont été efficacement mises en échec par les élites nobiliaires et roturières. Même Louis XIV n’a pas vraiment réussi à instaurer un régime absolutiste (
ce que je contesterais mais son système n'a pas eu de pérennité). Le cas le plus exemplaire, c’est l’Angleterre où les rois n’ont pas réussi à s’imposer face au Parlement.
Pour que la démocratie s’impose, il faut que la plupart des type humains inclinent aux qualités vertus requises de quant à soit, de refus de toute subordination, de sens du bien commun, de sens du service, pas seulement dans les élites mais également au sein du peuple.
Si on veut situer ces données dans l’histoire politique contemporaine, la révolte de provinces unies contre l’Espagne en 1564 marque le premier mouvement de ce qui deviendra la démocratisation.
La mise en œuvre de la démocratie s’effectue en trois « ensembles ».
Cognition : pensée juridique philosophique
Institutions et organisations
Actions, conflits, révoltes etc.
Une fois en place, la démocratie la mieux instituée avec des citoyens parfaitement vertueux marchera forcément mal. La démocratie est un idéal qui n’est jamais atteint. Mais la démocratie est toujours indéfiniment perfectible. Il n’y a pas de démocratie, il n’y a que des démocratisation.
Ça aurait pu être sa conclusion mais il a dû s’apercevoir qu’il avait quelques minutes et continue à gamberger.
À l’occasion de la sortie de la hiérocratie, (
ou des tentatives de sortie) il y a des épisodes tyranniques. Par exemple en Chine l’usurpation de Wang Mang (en 8-25 après ou plutôt pendant Jésus-Christ qui a conduit une politique socialiste pour l’époque et qui a mis fin à la dynastie des Han antérieurs). Dans l’empire byzantin, les empereurs iconoclastes. (
Léon V 813-820, Michel II 820-829 et Théophile 829-842).
Il y a des transitions autoritaires, par exemple les empereurs romains, qui avaient un grand problème de justification idéologique de leur pouvir, ils n’ont pas trouvé de solution, la solution a été apportée par le christianisme.