Michel Boujut, critique ciné tient un blog sur MediaPart et ce qu'il écrit aujourd'hui pourrait s'appliquer cash à la radio. Du titre à la conclusion.
Les inventeurs d'un autre temps
29 Novembre 2010 Par Michel Boujut
Dans le miroir de l'écran plat d'une télé éteinte apparaît l'image de Raoul Sangla, réalisateur de télévision de grand mérite. Il est assis à côté de sa petite caméra video et il nous présente le film qu'il a intitulé sobrement «Des inventeurs de la RTF» (1), autrement dit une histoire de l'écriture télévisuelle à la Radio télévision française (1950-1965) telle que l'ont façonnée ses «camarades de jeu», comme il dit, puisque lui-même a réalisé à partir de 1964 plus de quatre cents heures de programmes, documentaires et émissions de variétés dont le fameux «Discorama» de Denise Glaser.
Tout a commencé à la fin des années 40, au 15 de la rue Cogacq-Jay à Paris, où des jeunes gens curieux et imaginatifs relevaient le défi d'inventer un nouveau langage rendu possible par les nouveaux outils mis à leur disposition. Pour raconter cette aventure proprement insensée, Sangla interroge six de ses pairs parmi les pionniers de la télévision d'alors. Rien encore dans ces temps lointains n'était fixé, chacun inventait ses propres règles et sa propre syntaxe. «La liberté était notre socle», dit-il fièrement. Alexandre Tarta et Jean-Noël Roy inventent les premiers reportages en direct et en extérieur à trois ou quatre caméras, «sans beaucoup d'argent mais avec de gros moyens techniques». Jacques Krier part sur les routes «à la découverte des Français», c'est le titre de la série. L'extrait que nous voyons (en noir et blanc, bien sûr), portrait de monsieur Morizot «qui cultive 80 hectares de terre», est un extraordinaire document sur la paysannerie des années 50 au moment où elle va disparaître. Jean-Claude Bringuier, lui, se fait connaître avec sa série des «Croquis provinciaux» dont les héros de tous les jours sont des paysans, des instituteurs, des forgerons ou des notaires. «Notre travail consistait à enregistrer la vie, sans la froisser», précise-t-il. Belle et juste formule.
Jean-Marie Drot a conçu et produit pendant presque vingt ans l'émission «L'art et les hommes» consacrée aux plus grands artistes vivants. Pour lui, la télévision était faite par «une bande de partageux» désireux de transmettre à autrui «une sorte de pédagogie amicale». Pour Marcel Bluwal, champion des «dramatiques» en direct (tout comme Stellio Lorenzi, Jean Prat ou Claude Santelli, disparus tous les trois), cette télévision-là était l'outil d'éducation populaire par excellence. «Donner la culture en partage au mineur d'Anzin, et non pas pousser à la consommation la ménagère de 50 ans!» Noble idéal. «Aujourd'hui, conclut Sangla, la télé est une foire d'empoigne sillonnée par des forains impudents et des icônes électroménagères. Les téléviseurs sont devenus des micro-ondes où l'on fait réchauffer le consensus...» A la télévision des créateurs a succédé la télévision des communicants, à l'innovation, le formatage, et à l'éveil le décervelage. Ainsi va le monde.
Tous ces explorateurs de l'image et du son avaient, il est vrai, une conscience politique. S'en fait l'écho le second document ici présent : «Du joli mai 68 à l'ORTF» dans lequel Raoul Sangla converse avec les grévistes d'alors en lutte contre la censure de la télévision gaulliste, journalistes, réalisateurs, techniciens et ingénieurs. Histoire rarement contée d'une époque épique.
(1) Coffret de deux DVD : «De l'utopie à la révolte» (éd. Les Mutins de Pangée).
Chronique parue dans la «Charente Libre» du 27 novembre.