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Pierre Schaeffer cousin spirituel de Montaigne ou de Paul Valéry, était un chercheur-né. Chercheur mais non animal de laboratoire, fut-ce dans le rôle du galérien ou du grand patron. Donc plutôt gentilhomme propriétaire de son propre labo intérieur qu’il trimballait un peu partout avec sa dégaine qui a inspiré à Arthur Conte
ce savoureux portrait. C’est pour devenir musicien que Pierre Schaeffer avait été élevé par son père violoniste et professeur de musique. Ensuite c'est chez les jésuites de Nancy, à l'école Saint-Sigisbert-Saint-Léopold, qu’il se trouva dévoyé vers la physique par l’abbé Molly qui, armé du même précepte que le père du jeune homme, l’incite à « travailler son instrument », sauf qu’en remplaçant le violoncelle par le ciboulot et la partition par le problème à résoudre, il poussera son élève jusqu’à Paris, du côté de la montagne Sainte Geneviève. Une fois sorti de Polytechnique, la carrière de Schaeffer sera accidentée sinon erratique, car le contre-emploi et les inimitiés politiques ou plutôt cuisinaires se succéderont pour faire du bonhomme, "ingénieur-énergumène" comme il se qualifiait lui-même, une régulière victime des mauvais coups reçus en coulisse, victime aussi des effets négatifs que lui vaut son caractère difficile. Mais chacun des accidents de sa carrière sera l’occasion de nouveaux projets, car Schaeffer sera toujours un homme d’innovation et de projets : créateur des Stages de Beaune avec Jacques Copeau, créateur du studio d’essai d’où sortiront à la fois le Club d’Essai et le GRM (groupe de recherche musicale) ; en Afrique créateur de la SORAFOM (radio française d’outre-mer) qu’on lui retirera bien vite par peur qu’il ne donne aux Africains la liberté des ondes ; à l’ORTF créateur du Service de la recherche, passant ainsi de la recherche-son à la recherche-image. C’est à l’ORTF qu’il donnera véritablement sa mesure comme animateur culturel, en initiateur de programmes qui feraient aujourd’hui envie, avec des séries comme « Un certain regard » qui préfigure le « Océaniques » de la SEPT-ARTE, ou comme « Les conteurs » d’André Voisin. Précisément André Voisin contera cette histoire dans un roman à clef « Adieu Grand Berger », dont hormis le rôle-titre, il n’est pas toujours facile de dire maintenant qui se cachait sous les personnages de la Volige, le Baron, la Noisette, Tranche-Montagne. En tous cas ce Service de la Recherche, Schaeffer l’avait voulu aussi peu fonctionnarisé que possible. Ca n’est donc pas son moindre prodige, que d’avoir ainsi créé une structure atypique à l’intérieur d’une maison dont il redoutait l’ossification évidemment peu compatible avec la pratique de l’innovation. Mais ce service, il lui faudra le défendre chaque année. Dans un impayable entretien avec Jacques Perriault et Michel Huillard, Schaeffer a lui-même raconté comment chaque année au moment de décider de la reconduction ou de la fermeture du service, c’est grâce aux infos fournies par des complices gestionnaires futés et fouineurs, qu'il démontrait à ses potentiels liquidateurs, que non seulement sa gestion à lui était bonne, mais qu’elle était exemplaire, meilleure que la leur et que celle de la maison-mère. En face, on imagine l’agacement des pontes comme Claude Contamine ou De Bresson. Tel était le mélange de panache et d’esprit de contradiction de cet homme qu’on liquida professionnellement, aussi souvent qu’il fut possible. Assez de Schaeffer, bon sang !!
L’aventure du Service de la Recherche s’acheva donc avec la loi de 1974 et l’éclatement du monopole de l’ORTF en 7 sociétés, non sans oublier au passage quelques morceaux que Schaeffer ramasse en préconisant de le rassembler dans un organisme réunissant la formation, la conservation, la recherche. De là naitra son dernier grand projet, qui sera finalement l’INA. Cette nouvelle maison conçue par lui, créée grâce à ses plaidoyers pour ces fonctions oubliées, grace à son énergie et à sa longue patience dans les couloirs ministériels, verra le jour en 1975 ... et on s’empressera de la confier à d’autres. Nouvelle amertume pour l’homme, cette fois encore écarté, comme il aurait d’ailleurs pu le prévoir ou comme il le savait depuis toujours, en témoignent ses propres lignes un peu amères mais pleines de force et d’ironie dans un recueil de réflexions réunies avec l’aide de
Sophie Brunet.
A coté de son oeuvre connue en musique et dans l’audiovisuel, le suc de la pensée de Schaeffer est distillé dans nombre de textes, notes, articles, souvenirs, essais, et quelques romans initiatiques où il prête ses aventures et mésaventures au personnage de Simon Vanderer. Dans cette pensée d’une densité et d’une originalité comme on en trouve peu, s’il y a un message minimal à retenir de Schaeffer ça serait, mis à part la leçon de vie de ce Socrate, l’équation qu’il pose dans ce Service de la recherche, celle du programme idéal : pour Schaeffer le programme idéal, ou la direction idéale en audiovisuel, est le résultat d’une triple compétence, celle de l’administrateur, du technicien, et l’artiste. Lui-même disposait des trois, avec en plus un esprit de contradiction farouche et un panache qui lui attirera une belle série de révocations agacées, saluées par lui après coup dans un mélange d’amertume et de rire provocateur.
Instigateur de
Phonurgia nova , association de promotion de l'art radio où l'on crée à l'automne 2009 un
prix à son nom, Pierre Schaeffer avait été lauréat du prix MacLuhan en 1989, après Umberto Eco et Elihu Katz. En 1995 sa disparition donnera lieu à 2 semaines d’hommage sur France Culture. Mais 4 années plus tôt sur la chaine ARTE née de la SEPT et de l’esprit de l’INA c'est « Océaniques » qui lui avait déjà fait les honneurs d’un double numéro dans la série « Archives du Xxème siècle ». C'était en octobre 1991. Presque 20 ans après, le message de ces 2 heures d'entretien semble n'avoir perdu ni sa tonicité, ni sa pertinence.
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