M. Onfray manque tout à la fois de finesse et de sérieux. Six de ses conférences portant sur Vladimir Jankélévitch, il dit évidemment ceci : « (…) il [V.J.] refuse tout de l'Allemagne il considère queuh la Shoah c'est l'Allemagne c'est l'Allemagne d'avant c'est l'Allemagne de pendant c'est l'Allemagne d'après il essentialise l'Allemagne en considérant queuh tout c'qui est allemand musique littérature peinture philosophie etc. tout c'qui est allemand est à refuser pour un philosophe... faire l'économiiiie de Kant de Leibniz de Freud de Marx de Nietzsche de Schelling de tout l'idéalisme allemand euh de Hegel de de d'un nombre considérable de personnages c'est c'est difficile pour la musique faire l'économie de Mozart de Bach de Beethoven de Schönberg de Berg, de tous les... les Viennois les premiers [?] de Schumann [au nombre des ''Viennois'' ?] de Schubert etc. c'est aussi difficile (…). »
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M. Onfray, une nouvelle fois, exagère (l'hyperbole l'envoûte). M. Onfray, de surcroît, manque d'esprit critique (et il manifeste une connaissance très superficielle de l'œuvre jankélévitchéenne). Peut-être Jankélévitch eût-il aimé à philosopher, après 1945, sans prendre en considération les philosophes allemands* ; dans les livres de Jankélévitch écrits après 1945, apparaissent très souvent les noms suivants : Böhme, Leibniz, Kant, Schelling, Schopenhauer, Nietzsche, Simmel,
et alii ; pareillement dans les mêmes livres figurent des termes allemands (l'« Ungrund » de Böhme, l'« Erinnerung » de Schelling, etc.), sont rapportés des vers allemands (par exemple l'illustre chiasme tristanien : « Wie weit so nah ! So nah wie weit ! » (
La mort, II, IV, 5)), et dans la première phrase du premier chapitre de son traité de philosophie musicale (
La musique et l'ineffable (1961)) est cité en allemand le titre d'une pièce de Liszt,
Die Macht der Musik... M. Onfray ne s'embarrasse évidemment pas de cette présence (apparemment paradoxale) de la pensée allemande dans le corpus jankélévitchéen (postérieur à 1945).
Pour ce qui regarde la musique allemande, M. Onfray préfère bien sûr le simplisme à la réalité (par essence complexe). Jankélévitch ne découvrit pas après 1945 « les écoles française, russe et celles de la
Mitteleuropa non germanique » (Bernard Sève). Avant la Seconde Guerre mondiale, parurent le livre qui concerne Fauré et celui qui se rapporte à Ravel. « La musique est pour moi (je dis bien ''pour moi'' et n'oblige personne à penser ainsi) la forme par excellence de la modernité ; et l'un des éléments de cette modernité, c'est, paradoxalement, la nostalgie. Avant le XIXème siècle la musique ne se soucie guère de retrouver les paradis perdus, ni de réveiller l'enfance perdue, ni de réanimer le temps révolu, ni d'émouvoir le coeur par les délices du
Plus-jamais... Elle ignore la douceur navrante des consolations ; elle n'est pas déchirée de regrets ni hantée par les nostalgies qui divisent intérieurement l'homme moderne. Elle n'a que faire de la réminiscence. C'est surtout à partir de Chopin que la musique exalte à l'extrême le parfum inexprimable des souvenirs, le « parfum impérissable » des choses périssables, qu'elle choisit pour objet privilégié l'événement fugitif et irréversible. La musique qui me touche est essentiellement
Ricordanza » (
Quelque part dans l'inachevé, « L'espace devenu musique »). Jankélévitch ne renonça donc pas à Mozart et à Bach (à cause de Hitler) : « Il existe beaucoup d'œuvres auxquelles nous demeurons inexplicablement insensibles, et cela ne servirait à rien de reprocher à notre sensibilité ses surdités et ses aveuglements. Nous ne cessons de tenir, et même de justifier, que nous le voulions ou non, le registre de nos préférences, l'essentiel étant de ne pas donner à ce qui témoigne de notre vie et de ses attaches une signification dogmatique. C'est ainsi que certaines musiques, comme celles de Bach, me sont impénétrables. Lorsque j'habitais à Prague dans ma jeunesse [bien avant 1939], je partageais mon temps entre l'Opéra national où l'on jouait les opéras tchèques et slovaques, Smetana, Dvorák et Janáček, et le Neues Deutsches Theater où l'on jouait du Wagner et du Strauss. Ai-je besoin de vous dire de quel côté était mon coeur ? » (
Quelque part dans l'inachevé, « Dans la lumière de l'air libre »). Remarquons en passant que Jankélévitch ne prêta pas non plus l'oreille aux musiques italienne et anglaise (ni avant 1939 ni après 1945). Dans la revue
Critique (n° 500-501 (janvier-février 1989)) enfin, M. Louis-Albert Revah (« De la partialité en musique », pp. 57-70) montre bien qu'avant 1939 Jankélévitch, sans mépriser tout à fait la musique allemande, porte des jugements peu favorables à de grands musiciens germaniques (Richard Strauss, Schumann et même Beethoven**).
Ne méprise-t-on pas le « peuple » que l'on se propose d'instruire en prodiguant un « enseignement » grossier, partial et dépourvu aussi bien de rigueur que de précision ?
Ayant commenté tardivement l'émission d'hier, je signale que
Nessie vient de fustiger (non sans invoquer de bonnes raisons) celle qui a été diffusée ce matin (notamment).
*Voici un extrait de l'entretien accordé par Jankélévitch à l'ARC (n°75 paru en 1979) : « Je me souviens que certains, Brunschvicg en particulier, m'ont reproché de conforter l'irrationalisme, avec les fruits politiques que vous savez. Ils étaient peut-être plus lucides que moi. Mais l'irrationalisme mène-t-il forcément à la barbarie ? L'irrationalisme romantique, par exemple, peut recouvrir des choses absolument contraires. Le nazisme s'est voulu plus scientifique que romantique, on ne peut pas dire qu'il se caractérise par la prédominance de la fantaisie ou par les valeurs individualistes qu'on trouve dans le romantisme. Malgré tout, après la guerre, j'ai empêché Albert Béguin de republier un article que j'avais fait en 1938 dans les
Cahiers du Sud sur Novalis. Je n'en veux pas spécialement à Novalis, malgré son goût pour l'Europe des Croisades... Mais j'ai répudié
à peu près toute la culture allemande, j'ai oublié la langue allemande. Je sais bien que
c'est le côté passionnel de mon existence. Mais quelque chose d'innommable s'est passé, qui m'a concerné dans mes racines. C'est un hasard si je n'ai pas été anéanti. » (Je souligne.) Le philosophe du « presque-rien » ne laisse pas de rappeler qu'un monde sépare rien et « à peu près » rien.
** « Ce charme [celui de Fauré] est un charme spécifiquement musical. Il n'y a pas besoin d'être musicien pour aimer Beethoven, et même, tout compte fait, il est préférable de ne l'être point, tant cet art est un art impur, encombré d'humanité, de sociologie et de métaphysique, tant il est de plain-pied avec la vie. L'art de Fauré, au contraire, c'est le jardin bien clos, l'Autre Nature, l'esp
ace magique bien abrité des promiscuités du monde... Il n'y a que les natures musiciennes pour goûter le langage exquis et savoureux qui est celui de
Pénélope » (conclusion du
Gabriel Fauré et ses mélodies de 1938 (citée par M. Louis-Albert Revah)).
http://www.franceculture.fr/emission-contre-histoire-de-la-philosophie-la-resistance-au-nihilisme-la-vie-d-apres-2015-08-06