Le post précédent qui vous donne le programme des
nuits du 4 au 11 février a été publié alors que seules les 2 premières nuits étaient disponibles sur le site de FC, le programme des 6 suivantes étant absent. Cela dit, contrairement à la semaine précédente on en connaissait déjà presque tous les détails puisqu'une fois passée la prometteuse nuit rêvée de Pierre Belfond, la semaine offre très peu d'archives nouvelles : les émissions anciennes ont déjà été servies une ou plusieurs fois, et voisinent avec des rediffusions de l'année ou quasi. Après plusieurs mois de ce nouvel horaire des Nuits, il semble qu'on ne nous y donnera finalement guère plus de douceurs que dans les saisons précédentes, comme on pouvait d'ailleurs le prévoir et comme on l'avait prévu
en septembre. Le pire sera la nuit de lundi, qui abonde en rediffusions récentes, dont certaines sont encore disponibles sur le site, quelle absurdité ! A cette réserve et à cette nuit déplorable près, c'est malgré tout une semaine fort estimable qui est annoncée, avec une belle série de Nuits magnétiques par Jean Daive, des entretiens brillants de profondeur avec Michel Leiris, et quelques Matinées des autres hélas un peu anciennes car elles nous viennent de loin avant la meilleure période des années Borzeix, n'empêche c'est bien quand même.
Cela dit, c'est pas vraiment tout car chaque début de nuit, cette semaine vous offrira une véritable nouveauté venue de l'année 1972 sous forme de feuilleton :
le journal d'Amiel, par Jean Yanowski et Bernard Latour. Voila qui sera en soi une curiosité : comment faire pour réduire en feuilleton radiophonique cet empilement de pavés, ces 12 volumes de plus de 1000 pages chacun ? En fait ça n'est pas si scandaleux quand on considère le taux de redite qu'on trouve dans ce monument de la littérature psychiatrique. D'ailleurs dans les différentes éditions ayant précédé l'intégrale enfin proposée chez 'L'Age d'homme', les éditeurs s'étaient autorisés de vastes coupes. En 1965 à l'occasion d'une édition 10-18, Georges Poulet avait opté pour une belle ruse : publier une seule année, mais intégralement ou presque. La 1857 en plus !! (je m'esclame). Celle qui avait été condensée en 7 pages (!) dans l'édition de 1949 se trouve rendue à un format de 250 pages, allégées des interminables considérations familiales, mais pourquoi celles-la, au fait ? On voit donc qu'avec un Journal aussi vaste, les décisions d'éditeur prennent toute leur importance. Quant à la radio de 1972, eh bien elle nous en fait une trentaine d'épisodes de 15 minutes. Donc il y aura de quoi s'arrêter posément sur l'extraordinaire aventure intérieure d'Amiel, sans qu'on sache encore quelle sera la formule choisie : plus probablement chronologique, mais quelle répartition ? Proportionnelle ou non ? Homogène ou non ? Expurgée-édulcorée ou non ? Et un peu thématique malgré tout, hmmm ?
A condition d'y mettre ainsi la durée, on peut admettre que la formule du feuilleton était la meilleure. Mais certainement pas la seule : par exemple j'aurais bien vu une série de 6 fois 'Un livre des voix' ou même un "Une vie une oeuvre" rendu à ses 90 minutes, surtout sans musique, en réduisant a minima la partie biographique (puisqu'elle est dans l'oeuvre), avec un minimum d'interventions et en lecture de vastes extraits bien choisis, représentatifs, propice à l'analyse de cette auto-analyse. Mais il aurait fallu aussi en sacquer les anecdotes pipole alors du coup Matthieu Garrigou-Lagrange qui confond la vie avec l'anecdote et l'oeuvre avec le résumé éditeur, se serait finalement retrouvé à poil avec même pas 10 minutes d'émission et pas non plus la possibilité de gloser sottement sur le premier pétard fumé par Henri-Frédéric Amiel un soir de 1838 dans l'île Rousseau (puisque Bébé-Matthieu est obsédé par la dope comme un adolescent attardé qu'on a laissé mariner jusqu'à 30 piges avant de le laisser découvrir les effluves de beedies). Cela dit, et pour ne pas finir par une vacherie contre le marmot qui pilote "Une vie une oeuvre", avec le Journal d'Amiel il y avait aussi de quoi faire un hoerspiel cocasse dans l'Atelier de création radiophonique. J'imagine très bien Farabet nous bricolant ça à partir de 3 pages ponctionnées dans l'ensemble, avec montage en boucle, samples de crissement de plume et bruits d'éponges.
J'ai l'air de rigoler comme ça et aneffet je rigole. Mais ceux qui l'ont lu ce journal et pire encore ceux qui ont renoncé après s'y être frottés, savent qu'il ne nous laisse pas ricaner bien longtemps : le journal d'Amiel est un délire fascinant de lucidité où sont détaillées par le menu les obsessions pas seulement intérieures, mais de tous ordres (entendez : affectives, sanitaires, familiales, esthétiques, politiques) d'un complexé procrastinateur, malade de l'hésitation, infirme de la décision. Peut-être un des hommes les plus intelligents de son temps, mais surtout si on rapporte son action à son intelligence, certainement un des moins actifs. Mais pas un paresseux car on le voit dépenser beaucoup d'énergie pendant la journée pour à échapper aux obligations de sa vie sociale, et ensuite la nuit venue pour confier ses angoisses au journal redoublant par là ses tortures, à moins qu'il n'y échappe par cet effort de conscience. Pour le coup, voila un beau cas. Le résultat : ce Journal de 12 000 pages en impression bible, désolé et désolant, mais à sa façon dynamique et brillant. Un journal de la plainte qui a le don d'enthousiasmer. La sensibilité à vif où l'auteur plonge son propre scalpel, sans complaisance. Un esprit brillant et toujours en action, dans le personnage le plus improductif qu'on puisse imaginer, à la fois paralysé et dispersé car torturé par le doute et perclus par la névrose. Comme le disait récemment Philippe Meyer dans une spéciale de l'Esprit Public consacrée à Churchill : il y a des gens dynamiques qui nous épuisent, et des grands déprimés qui nous tonifient. Nous sommes ici face au second cas. La lecture d'Amiel a quelque chose de tonique, par le spectacle de l'esprit en mouvement.
Inévitablement le lecteur pense à quelques-uns de ses cousins littéraires : Amiel est plus lisible et plus précis que Montaigne, mais sa réflexion n'ira pas si loin, ne touche pas à l'universel. Il est plus mûr intellectuellement que Rousseau et celà dès la première année car en 1839 Amiel a 18 ans et déjà une étonnante maturité. Autre cousin, inattendu celui-là, on voit surgir Artaud et son pèse-nerf : << Je me considère dans ma minutie - Je mets le doigt sur le point précis de la faille, du glissement inavoué. L'esprit se dérobe >>. Sauf que celui d'Amiel ne se dérobe pas, mais alors pas du tout. Moins surprenant nous avons Pessoa : << je raconte mon autobiographie sans faits, mes histoires sans vie... ce sont mes confessions >>. Là on sent mieux la veine commune, quoique Pessoa est poête quand Amiel c'est l'entomologiste qui se décortique lui-même, au scalpel. Mais dans l'autoportrait de Soarès, certaines pensées semblent écrites pour le genevois : << une acuité horrible de mes sensations / une intelligence aigüe utilisée à me détruire / une puissance de rêve avide de me distraire / une volonté morte et la réflexion qui la berce >>. Il y a donc un cousinage littéraire, à ceci près que le Journal d'Amiel est non une création, mais un compte-rendu clinique, au premier degré. Et puisque nous sommes ici pour parler radio, justement, on peut rêver à ce qu'aurait donné un Amiel dans le "Surpris par la nuit" des meilleures années. Comparé aux 8 ou 9 heures de feuilleton saucissonné, l'auditeur y aurait gagné l'intensité que peut développer une tranche longue, de 90' comme dans cette case regrettée de la fin de soirée où, on s'en souvient, Véronique Puchala avait si bien réussi en 2003 son "Visages de l'intranquillité" d'après Pessoa, précisément. Un titre qui aurait bien convenu au Journal d'Amiel. Celui-là était un documentaire poétique fort réussi, avec un judicieux choix d'extraits donnés à lire à Gérard Desarthe, quelques poèmes lus par Lydia Martinez, et puis d'assez belles musiques ma foi (Debussy, Arvo Pärt, Mompou, des fados bien choisis) et des commentaires de l'éditeur, Patrick Quillier. La formule était au point, et le résultat brillant. Elle méritait d'être copiée sans retenue et le même sort infligé à Henri-Frédéric Amiel dans son Genève de 1839 à 1881, à condition de sacquer la musique, de confier la lecture je sais pas moi disons à Didier Bezace par exemple ou pourquoi pas Mesguich je cite ces deux noms un peu au pif ; et puis les commentaires à quelqu'un de calé disons Bernard Gagnebin lui même ou alors un de ses élèves, ou même pourquoi pas Yves Bonnefoy ou Jean Starobinski, histoire de rester avec les préférés d'Alain Veinstein. Oui mais pour faire tout ça, il faudrait que France Culture se préoccupe encore un peu de culture. Ne rêvons donc pas. Ne rêvons plus.
Le feuilleton de 1972 : Journal d'Henri-Frédéric Amiel en 30 épisodes, ça commence la nuit prochaine. Ecoutons.