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Accueil / France Culture

Henri Maldiney avec Alain Veinstein    Page 6 sur 8

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antonia 


51
Répondre en citant  
Re: Henri Maldiney avec Alain Veinstein - Jeu 14 Juil 2011, 21:41

bonsoir françois,
quelle aventure que d'essayer de cheminer avec Henri Maldiney! heureusement, vous êtes là et, (post 51) on a un peu moins de scrupules à vous solliciter pour des explications et à recevoir tous ces exemples si développés illustrant sa pensée. On avance bien, je crois.
Vous dites ci-dessus que certains le disent illisible; il est vrai qu'il faut avoir la foi, il faut l'avoir entendu et avoir "senti" qu'il détenait quelques vérités essentielles pour être assez fou pour le lire! mais on se prend au jeu, on s'accroche pour je ne sais pour quelle raison ou plutôt si, on a "senti" qu'il vous emmenait ailleurs,hors des chemins balisés de tous ces doctes professeurs qui vous intiment l'ordre d'admirer tel ou tel artiste.Et puis, son optimisme, sa vitalité sont réjouissants.
Mais, dans "Penser l'homme et la folie", au dernier chapitre (je n'ai lu que le premier et le dernier et encore...)qui s'intitule " De la transpassibilité ", j'utilise sans cesse le dictionnaire d'allemand, absolument indispensable; c'est bien, j'avais appris un peu d'allemand avant un voyage, il y a quelques années, je révise et je perfectionne ce peu d'allemand.
Cependant, il me faudra encore bien du temps pour avoir une attitude critique!
Quelle aventure!

françois 


52
Répondre en citant  
Re: Henri Maldiney avec Alain Veinstein - Jeu 14 Juil 2011, 21:54

Je vais vous dire une chose, ma chère Antonia. Henri Maldiney, s’il savait votre enthousiasme, votre foi, votre désir de progresser dans la voie qu’il a si magistralement et si humainement ouverte, en serait profondément touché. Comme quoi, on n’a pas besoin d’être professeur ni même diplômé en philosophie ou que sais-je d’autre pour être… philosophe ! Je ne souhaite qu’une seule chose, c’est que par l’intermédiaire de ce forum, vous fassiez, non des adeptes (il ne s’agit pas d’une secte), mais d’autres passionnés.
Il m’est venu une idée, tout à l’heure, après avoir répondu à Basil. Celle d’écrire une sorte de « Maldiney pour les nuls ». Mais c’est par trop blessant pour les pionniers que vous êtes tous les deux ! Ceci me semble préférable : « Maldiney raconté aux enfants (et à leurs parents) ». Qu’en pensez-vous ?

antonia 


53
Répondre en citant  
Re: Henri Maldiney avec Alain Veinstein - Ven 15 Juil 2011, 08:49

bonjour françois,
c'est une très bonne idée mais comme ce nom n'a pas de résonance pour les gens ordinaires, il faut que le titre donne une idée, symbolise ce que Henri Maldiney va offrir!

françois 


54
Répondre en citant  
Re: Henri Maldiney avec Alain Veinstein - Sam 16 Juil 2011, 16:57

Bonjour, Antonia,
Oui, vous avez raison, mais pour trouver ce titre, ne pensez-vous pas qu’il faille d’abord écrire le texte ? Toujours concernant la « porte d’entrée » dans Maldiney (et ceci s’adresse autant à Basil qu’à vous, à lui parce que la demande vient de lui, à vous parce que je sais que vous avez pu dénicher le bouquin dont il va être à présent question), ce pourrait être la première étude publiée dans Regard, parole, espace, laquelle a pour titre Le faux dilemme de la peinture : abstraction ou réalité. Vous vous rappelez certainement de ce qu’Henri Maldiney disait dans l’entretien avec Alain Veinstein, que personne ne peut penser à la place d’un autre, mais qu’il peut l’aider à ne pas penser à côté. Hé bien, c’est un peu de ça dont il est question dans cette étude : Maldiney s’est trouvé « agacé » par les critiques adressées à ce qui a été appelé la « peinture abstraite ». « Qu’est-ce que ça représente ? », « ça ne ressemble à rien », etc. Ces critiques révèlent toutes une chose : que pour la plupart des gens, la peinture doit représenter quelque chose, être l’image d’un objet reconnaissable, le plaisir ressenti étant dans cette reconnaissance de quelque chose de familier (mais ceci renvoie déjà à une autre étude, l’avant-dernière, tout aussi passionnante, mais plus difficile, L’équivoque de l’image dans la peinture), image à laquelle se trouve adjointe une touche personnelle, ce « charme étranger » dont il est également question dans l’entretien, à propos de ce qui différencie « l’art nu » de tout autre, l’art nu étant justement l’art qui en est dépourvu. Je ne vais pas résumer ici Le faux dilemme…, qui ne comporte même pas vingt pages, je me contente de dire que l’auteur y montre de manière claire et irréfutable que tout art authentique est abstrait. L’art, dit-il, procède par suppression (de ce qui est en trop). Et il peut se « réduire » à quelques traits ou quelques touches colorées ne renvoyant à aucune image du monde. Maldiney en donne d’ailleurs d’excellents exemples. Si le cœur vous en dit, et si vous pouvez vous distraire un moment de la lecture de De la transpassibilité (où se retrouve, au fond, la même question), et surmonter l’harassement dû aux tâches quotidiennes, lisez cette étude, et si vous avez des questions, je suis tout disposé à essayer d’y répondre avec vous. Bonne lecture !

antonia 


55
Répondre en citant  
Re: Henri Maldiney avec Alain Veinstein - Lun 18 Juil 2011, 21:41

bonjour françois,
ça oui, j'ai pu me distraire un moment de la lecture de "De la transpassibilité"! et je me suis trouvée en face d'un texte très , très facile à comprendre,d'une belle écriture. Et on se dit: mais voilà, c'est très simple, il n'y a pas de différence entre l'art abstrait et l'art qui semblait peindre la réalité. Ou plutôt, si j'ai bien compris, c'est l'art qui est la réalité.
J'ai l'air de me moquer de cette lecture extrêmement difficile de "De la transpassibilité"; non, c'est bien parce que je me suis escrimée dessus que je commence à mieux comprendre Maldiney. De même, en réécoutant l'entretien avec André Veinstein, tout parvient à s'éclaircir.
Dans cet entretien, Veinstein rappelle, à un moment, que lors des cours que Maldiney donnait à Lyon III,dans les années 70, les étudiants s'écrasaient dans l'amphi et que certains venaient même de Paris. Il est certain que je le ferais maintenant, parvenue à mon âge. Mais l'aurais-je fait dans les années 70 si j'avais été dans des milieux artistiques? je ne sais pas. En tous cas, on ne parlait pas de lui, dans un journal tous publics comme le Nouvel Obs que je lisais alors -ou alors je n'ai pas fait attention.
Mais quand on pense qu'un ministre de l'éducation nationale voulait (est-ce passé dans les programmes?)que les instituteurs apprennent aux enfants de l'école primaire, l'histoire de l'art, ça laisse rêveur! ne sont-ils pas à l'âge du faire et non de l'intellectualisation?

françois 


56
Répondre en citant  
Re: Henri Maldiney avec Alain Veinstein - Mar 19 Juil 2011, 12:06

Bonjour, Antonia,
Je suis ravi d’apprendre que Le faux dilemme de la peinture (datant de 1953, un an avant la nomination d’Henri Maldiney à Lyon, et sûrement donné d’abord sous la forme d’une conférence) vous ait plu. L’auteur commence par mettre en garde contre les termes philosophiques utilisés à contre-sens pour désigner n’importe quoi n’ayant rien à voir avec la vraie philosophie. Quant à la question de savoir pourquoi l’art dit abstrait nous paraît tellement énigmatique, il répond que ce n’est pas surprenant, dans un monde qui est sous l’empire de la logique, toute chose se bornant à n’être rien d’autre que ce qu’en dit sa définition, laquelle peut s’avérer être très précise, mais précision n’est pas vérité ! Il n’en reste pas moins que nous gardons la nostalgie d’un autre rapport aux choses, dont l’auteur nous donne l’un ou l’autre exemple. Déjà ici le réel et l’idéal se trouvent opposés. C’est du réel dont nous sommes en manque, les objets dont nous nous gavons n’étant certainement pas en mesure de nous combler.
Vous vous rappelez certainement vos réflexions au sujet des beaux villages de France. Il y eût une époque, déjà lointaine, où, malgré les fureurs du monde (dont les premières se perdent dans de lointains commencements), les vrais paysages ne manquaient pas, et cela jusque dans les zones urbanisées. Je me souviens d’une promenade qu’Henri Maldiney nous a imposée, à mon ami et à moi (c’était en 1970), de l’appartement qu’il habitait à Lyon jusqu’au sommet de la Croix-Rousse, et surtout de sa réflexion, faite en désignant d’un geste la ville s’étendant sous nos pieds et dont la rumeur se trouvait fortement atténuée : « ici la ville retourne à l’élémental ». Cet élémental (qui est ce que la chose offre d’elle-même au niveau du sentir, avant sa perception comme objet), Jan Vermeer n’avait pas besoin de s’élever au-dessus de la ville de Delft pour le ressentir. (Il lui eût été difficile de monter, aux Pays-Bas !) Il suffit de contempler son tableau pour en avoir la preuve. Mais à présent, il faut souvent consentir à bien des efforts pour échapper à l’aliénation dont il est question dans le texte. Et comme Maldiney le dit aussi, les gens sont tentés par toutes sortes d’expédients pour redevenir « vivants », quelquefois même au risque de leur vie.
Si les peintres ont délaissé les paysages, c’est en bonne partie parce qu’il n’y trouvent plus le réel. Et c’est cela que nous nous évertuons à ne pas vouloir comprendre. La peinture moderne (puisque c’est d’elle dont il s’agit) est « une tentative pour surmonter l’aliénation réciproque de l’homme et du monde ».
Mais ceci, ce n’est encore que l’introduction. Le vif du sujet, Henri Maldiney y entre par l’évocation du tableau de Fouquet. D’emblée, il est question de l’alliance du sentir et du rythme : ce sont des surfaces colorées qui constituent les éléments du rythme, pas des images préalables, déjà significatives d’objets.
Mais je ne vais pas en parler davantage aujourd’hui. J’y reviendrai une autre fois, éventuellement pour faire un parallèle entre le malaise défini par l’auteur au début de la page 8 avec ce que je ressens moi-même lorsqu’il s’agit de formes purement sonores.
De la transpassibilité, c’est autrement plus difficile ! Si vous avez des questions, faites moi s’en part (oui, ça paraît bizarre, mais je crois que c’est néanmoins correct, bien que personne n’ose plus se lancer dans l’emploi de telles tournures !), c’est toujours intéressant d’avoir à surmonter des difficultés imprévues. Mais du coup, l’entretien avec Alain Veinstein vous paraît plus clair.
En ce qui concerne l’affluence des étudiants, venant même de Paris pour écouter Maldiney, rappelez-vous ce qu’il disait, que la proportion des étudiants vraiment philosophes avait diminué. Il est certain qu’ils ne provenaient pas tous de milieux artistiques, loin de là. Je sais qu’à l’époque des compte-rendus de cours étaient publiés dans un journal d’étudiants, et je dois en avoir quelques-uns. Peut-être sont-ils encore accessibles, bien que ces étudiants soient aujourd’hui eux-mêmes à la retraite ! Ce que je sais aussi, c’est que l’esthétique nouvelle « prônée » par Henri Maldiney a fait très peu d’adeptes, et cela ne me surprend pas. N’est-il pas le premier, voire le seul, à oser dire, ou du moins à sous-entendre, qu’un va-nu-pieds de l’Afrique centrale est beaucoup plus proche du réel qu’un docte professeur d’université comblé de titres et de diplômes (auxquels il ne manque plus que la légion d’honneur), et qui a la prétention de vous dire ce qu’il faut penser et ce qu’il faut ressentir ?
Quant à enseigner l’histoire de l’art aux enfants d’école primaire, ne faudrait-il pas s’inquiéter en premier lieu de leur apprendre à lire et à écrire sans trop de fautes ? Enseigner l’histoire de l’art, c’est former des bavards qui formeront à leur tour d’autres bavards. Il faudrait que le ministre comprenne, pour autant qu’il en soit capable, que l’histoire de l’art n’a que peu de rapports avec l’art proprement dit, et que l’art n’a rien de politique. L’histoire ne concerne que les circonstances, les faits secondaires. On peut concevoir l’histoire des objets d’art, pas celle des œuvres. Celles-ci surgissent de rien. Elles n’ont pas d’antécédent, du moins pas dans leur fonctionnement propre. Rappelez-vous ce qu’Henri Maldiney disait au début de l’entretien : « c’est le saisissement qui est important ». Or celui-ci est perdu dès qu’il s’agit d’histoire. Voyez aussi le début d’Ouvrir le rien l’art nu (p. 14), et qui est bien plus éclairant que tout ce que je pourrais dire :
À notre époque, ce qui décide de ce qui est art et œuvre d’art, c’est la culture. Elle s’objective et se met en vue dans le musée. Réel ou imaginaire, il est un lieu d’investiture. Les œuvres qu’il rassemble sont revêtues d’un caractère insigne, et comme nimbées d’une gloire. Elles ont une valeur de paradigmes édifiants. Elles sont autant d’images de rappel, balisant une histoire culturelle « incorporée » que le visiteur « maintient attachée à soi ». Aussi continuent-elles d’acquérir une signification exemplaire en prenant leur inscription dans l’histoire. Une œuvre d’art n’a pas d’autre site : c’est dans cette perspective historico-sociale, souvent patrimoniale, qu’elle a son horizon, sa mesure, son destin. Elle n’a sens et valeur qu’en rapport avec toutes les autres qui procèdent avec elle d’un même mouvement évolutif, dont chaque époque est une phase et chaque style un vecteur.
Mais rassembler des œuvres sous un point de vue historique, thématique ou édifiant, ce n’est pas mettre à découvert en elles ce qui fait d’elles dimensionnellement des œuvres d’art. Ce qui nous fait reconnaître une œuvre d’art en tant que telle, et en quoi elles communiquent toutes, est intrinsèque à chacune et ne dépend d’aucun point de vue que l’on puisse prendre sur elle du dehors. Ce par où l’art est art ne dépend pas des valeurs ou des contre-valeurs d’une époque ou d’une civilisation. Un tel relativisme interdit par principe de reconnaître, en l’art et en nous, « par une sorte de connaissance intérieure qui précède toujours l’acquise », cette dimension universelle qui, quel que soit l’âge du monde, nous fait originairement contemporains de l’art de n’importe quelle époque.
Si j’avais à donner à des enfants l’occasion de rencontrer non pas l’art en général, mais une œuvre en particulier, je me contenterais de les mettre simplement en sa présence, sans leur donner aucune explication préalable. Car l’œuvre s’introduit elle-même. Habitant la région de Clermont-Ferrand (pure hypothèse !), je les accompagnerais à la basilique Notre-Dame d’Orcival, pour y passer un moment avec eux (ne pas crier, ne pas courir…), quitte à y retourner de temps en temps. Ce qui peut paraître saugrenu dans notre monde d’objets indifférents et où une église est une église (rien qu’à savoir le mot, ils ont prétention de savoir la chose…). Sans avoir la prétention de leur dire le vrai, car il faut leur laisser l’ouverture qui, comme le dit Maldiney, s’appelle la liberté.

Philomène 


57
Répondre en citant  
Re: Henri Maldiney avec Alain Veinstein - Jeu 28 Juil 2011, 14:12

Bonjour François (réponse à 51)
Le texte de Erwin Straus sur le « sentir » est assez bien vu, avec la nuance entre le « soi et le monde », le « soi avec le monde » et le « soi dans le monde ». Le tout associé avec la notion du devenir. Je serai assez d’accord avec l’affirmation de Erwin Straus que « le mouvement et la sensation sont liés l’un à l’autre par une relation intime ». De même avec Maldiney : « toujours le sentir s’articule au se mouvoir ».

Je vais certainement énoncer ici des objections triviales, mais il y aurait bien eu un petit quelque chose qui me semble manquer à cette description, ou du moins qui se cache derrière le mot « monde ». Car il n’y a pas de « soi sans le monde » et le « soi » se trouve être le reflet (inversé ou non) d’un monde passé. De plus, je crois qu’il y a de forte difficulté à sentir quoi que ce soit sans expériences personnelles et transmises. Et dans la transmission d’expériences, le langage est impliqué avec des concepts, des pratiques où des métaphores qui alimentent la réflexion. Votre sentir, François, se tient il en dehors de toute culture ?
J’entends aussi, mais sans comprendre, que vous excluez la « perception » de la « sensation » (et donc du percevoir dans le sentir). Peut être, associez-vous la « perception » avec l’ombre de la réflexion et donc d’un doute de la sensation présente ? En tout cas, si la spontanéité dans le sentir exclut toutes réflexions « sur le vif », je crois qu’il n’y a pas de sentir humain qui puisse être indépendant d’une conception, ou plutôt, d’une certaine vision du monde. Et à partir de là, ce point de vue sur le monde nous révèle t il un horizon ? ( (voir par ici) )

En tout cas, merci pour cette citation d’Erwin Straus.

J’ai commencé à lire l’introduction de « ouvrir le rien, l’art nu » d’Henri Maldiney. Je crois qu’il pose assez clairement les différentes réponses à la question « qu’est ce que l’Art ? ». Je trouve ce début très intéressant, et même assez passionnant (j’ai hâte de savoir ce qu’il pense vraiment des tableaux de Mondrian)…

Henri Maldiney avec Alain Veinstein - Page 6 400px-Mondrian_lookalike.jpg

A bientôt.



Dernière édition par Basil le Jeu 28 Juil 2011, 17:39, édité 1 fois

françois 


58
Répondre en citant  
Re: Henri Maldiney avec Alain Veinstein - Jeu 28 Juil 2011, 17:22

Bonjour, Basil,
Grand merci pour votre envoi de ce jour, et encore davantage merci pour vos questions qui sont plus qu’intéressantes. Mais difficiles ! Accordez-moi quelques jours de réflexion, le temps aussi d’achever et d’envoyer ce que j’étais moi-même en train de préparer. J’ai été pris de court ! Cela dit, je n’ai pas la prétention d’être capable de répondre de manière vraiment satisfaisante à vos questions, mais ça vaut la peine d’essayer. Un regret : qu’Henri Maldiney ne soit pas parmi nous. Ses réponses auraient fait pâlir les miennes.

françois 


59
Répondre en citant  
Re: Henri Maldiney avec Alain Veinstein - Jeu 28 Juil 2011, 20:24

Bonjour,
Je compte toujours revenir au « Faux dilemme de la peinture », ainsi que je l’ai promis, mais après avoir écouté une nième fois l’entretien d’Henri Maldiney avec Alain Veinstein j’ai résolu d’en noter la partie qui me paraît la plus significative et de la publier ici. Comme l’extrait est assez long, je me contenterai aujourd’hui d’un premier tiers. Je lui ai laissé son caractère de parole improvisée, et mêmes ses petites incohérences, lesquelles n’ont pas beaucoup d’importance, moins que l’absence de l’un ou l’autre mot que je n’ai malheureusement pas pu saisir. Il sera toujours possible de les ajouter plus tard. Voici ce premier extrait :
L’art nu, c’est l’art sans charme étranger, l’art resplendissant de et à sa seule lumière, c’est-à-dire sans médiation culturelle et socio-culturelle. L’art libéré de ce qu’on appelle l’histoire de l’art, qui n’existe d’ailleurs jamais. On fait l’histoire des à-côtés, une histoire des circonstances non décisives, mais de l’art même, il n’y a pas d’histoire. Je ne suis pas le premier à le dire. Marx l’a dit dans ses Contributions à l’étude de l’économie politique. Il n’y a pas d’histoire de l’art. Et, de fait, on voit bien, comme dit Bazaine, d’ailleurs, il n’y a pas d’œuvre ancienne ou nouvelle, il y a un art de toujours qui est perpétuellement au présent. Et c’est ça que je rapprocherais de la formule de Claude Levi-Straus : « les arts primitifs et les périodes primitives des arts savants sont les seuls qui ne vieillissent pas, par suite de l’usage exclusif qu’ils font du donné brut comme matière empirique de signification ». Je ne corrige qu’un mot, je dis : « comme matière empirique de signifiance ». Parce que je rapproche ça de la formule de Hugo von Hoffmanstahl, « la réalité est une signifiance insignifiable ». Et c’est vrai ! L’existence est une signifiance insignifiable. Comment voulez-vous signifier votre existence autrement qu’en existant ? Il n’y en a pas d’autre. Or, ceci, cette signifiance, est liée, indivisiblement, à l’être. Il y a un texte d’André du Bouchet, quand il parle : « je ne dirai pas qui, autrefois, dans la montagne, s’étant couché sur la route pour poser l’oreille sur l’empierrement afin d’entendre le roulement du courrier apportant je ne sais plus quelles nouvelles, lesquelles on ne sait pas, et puis, son attente ayant été déçue, brusquement, se relevant, aperçoit dans leur intensité, les étoiles comme jamais il ne les avais perçues ». C’est cette irruption, témoignant de la sauvagerie de l’être, qui vous aborde — et en effet, tout de même — que quelque chose soit. C’est ce qu’avait très bien dit Wittgenstein, quand il dit, « comment est le monde, ça c’est le logique, mais que le monde est, ça ce n’est pas énonçable, c’est le mystique ». Et en effet ! Or, cette irruption, ce n’est pas celle, comme on pourrait croire, de l’insignifiant et du non sens, ce n’est pas celle qui fait dire à Francis Ponge : « bien entendu le monde est absurde », c’est tout le contraire. C’est la signifiance, et pas, ce […] qui vous a fait, qui en même temps vous apporte, vous impose cette signifiance mais que vous ne pouvez pas signifier. Je veux dire, on ne peut pas faire la monnaie de l’être, on ne peut pas faire la monnaie de la signifiance. Les significations sont des interprétations après-coup, et des interprétations de quoi ? De tout, sauf de cette irruption qui s’est emparé de vous. C’est des interprétations de ce qu’on a saisi et pas de celle de ce qui vous a saisi. Or c’est ça, n’est ce pas, que l’art produit. Qu’est-ce qu’il fait ? Il rend sensible, il met en vue sensible immédiatement l’être de ce qui est, l’être des choses.
De quoi est-il question ? De l’art nu, en référence avec le titre de l’ouvrage (dont il sera encore question tout à la fin), de « l’art resplendissant de et à sa seule lumière ». Sans aucune référence culturelle ou sociale. Ceci condamne définitivement l’art dit « engagé », lequel se nourrit de bonnes intentions, mais voilà, dans l’art authentique (le seul qui nous mette en demeure d’exister), tout ce qui relève de l’intentionnalité est voué à disparaître (ceci sera également explicité plus loin). Il n’y a pas d’histoire de l’art, parce que l’art est de toujours et est perpétuellement au présent. « Un grand art n’est jamais au passé », écrivait déjà Henri Maldiney dans Regard, parole, espace (p. 117). Et il ajoutait, dans une langue inimitable : « On peut être à l’affût de tout l’espace du monde, à l’écoute de tout l’absent ; quand l’événement se produit, il a lieu dans l’insurveillé. Il apporte son lieu, y compris notre ici, avec lui-même. Le réel c’est ce qu’on n’attendait pas — et qui pourtant se montre dans son paraître comme toujours déjà là. » Il en sera encore question dans l’introduction de L’art l’éclair de l’être (p. 9) :
« Il est temps que la conscience de l’art qui croit s’être éveillée à son propre jour quand elle s’éclaire à la lumière de l’histoire et de la sociologie se réveille de son insomnie. Ce par où l’art est art ne saurait dépendre des valeurs ou des contre-valeurs d’une époque sans que cela le relativise. Comprend-on que c’est là nous interdire par principe de reconnaître en lui et en nous cette dimension inaliénable de l’esprit qui, quel que soit l’âge du monde, nous fait originairement contemporains de l’art de n’importe quelle culture. En réalité ce qui fait d’une œuvre une œuvre d’art n’est pas la valeur exemplaire (donc relative) qu’elle tient du contexte historico-social. Sans doute celui ci lui assure stabilité et consistance. Mais consistance n’est pas existence. Et ce n’est pas sa consistance, c’est sa fragilité, tout au contraire, qui soustrait une œuvre d’art à la relativité. »
Exister, tout est là, comme cela ressortira de la suite de l’entretien. Le fait qu’une œuvre n’est jamais ancienne ou nouvelle, étant perpétuellement au présent, Henri Maldiney le rapproche de la formule de Claude Lévi-Strauss, au sujet des arts primitifs « qui ne vieillissent pas, par suite de l’usage exclusif qu’ils font du donné brut comme matière empirique de signification ». Ce qui sous-entend que les autres — les arts dits « savants » — ont tendance à vieillir. Et s’ils vieillissent, c’est précisément parce que le donné brut comme matière, non de signification (Claude Lévi-Straus n’a jamais su ce qu’était l’art, il suffit de le lire pour s’en rendre compte), mais de signifiance, ne leur suffit plus. Et cela, dès que l’homme commence à se donner une représentation de lui-même et du monde. L’art savant d’Europe (en a-t-elle jamais connu un autre ?) en témoigne. Ce n’est qu’exceptionnellement que les arts dits « renaissants » réussissent à transcender cet apport étranger à la nature de l’art et à nous surprendre (en se surprenant eux-mêmes).
Car la signifiance, vous ne pouvez la prévoir, elle jaillit brusquement là où vous ne l’attendiez pas. Jamais vous ne pourrez l’inscrire dans un projet. Ce n’est pas « comment est le monde » (ça, c’est le logique, l’explication, et dieu sait combien l’homme y est habile) mais « que quelque chose soit », ce qui vous est soudainement révélé (et toujours de manière sensible) et que vous ne pouvez pas énoncer. Que ce ne soit pas énonçable (Wittgenstein l’appelle le « mystique ») n’entraîne aucune limitation quant à sa signifiance. Ce qui fait irruption (« la sauvagerie de l’être ») n’est pas l’absurdité du monde, le fait qu’il n’aurait pas de sens, c’est tout le contraire, comme le dit Maldiney. Sans doute sommes-nous tenté de le qualifier d’absurde étant confrontés à notre incapacité à le signifier. Car ce que nous en disons ne concerne jamais l’irruption elle-même. Cela, seul l’art peut le produire sans le signifier. L’inépuisable signifiance, il la recueille et la met au jour.
De toutes les productions humaines, l’art est la seule qui soit en rapport exclusif avec l’être, qu’il montre sans l’expliciter, simplement en l’existant. Il en fait son lieu. Cette réalité, en laquelle il habite et qui séjourne en lui, n’est jamais énonçable. Elle nous laisse à court de mots. L’artiste réussit quelquefois à la fixer, non dans les limites d’un objet esthétique où elle serait comme contenue, mais dans une forme auto-mouvante qui nous échappe au moment où nous tentons de l’arrêter, de la traduire, de l’interpréter. Le rythme est inobjectivable.
Pour être ouvert à ce « rien » dont l’art est la manifestation, il faut se déprendre du quotidien. Henri Maldiney en parle au début de l’entretien :
« Il faut commencer par annuler toutes les données habituelles, perceptives, objectives. C’est une chose qu’avait dire autrefois Marcel Blanchot à propos de la peinture, en disant qu’on ne peut pas partir de la chose perçue, il faut qu’elle soit abolie, il faut passer en deçà de la perception, au sentir, car la sensation, quand nous parlons de la sensation, nous oublions qu’elle est intermodale, que c’est quelqu’un, c’est moi qui sens, c’est moi, et que la définition de la sensation, c’est il y a et j’y suis, c’est cet « y ». Or, à cet « y », l’art donne sens et fondement. »
Il y aurait beaucoup à dire au sujet du rapport entre le « je » et le « y » (en rapport avec l’intermodalité du sentir). C’est toujours un moi qui sent : comme dit Erwin Straus, « le pathique est personnel ». L’expérience du sentir n’est jamais impersonnelle. C’est elle qui nous fait être — nous, et pas un autre. Ceci fait référence au couple que nous formons avec le monde, et qui est lui-même un absolu. C’est ce que dit la formule : « il y a et j’y suis ».

françois 


60
Répondre en citant  
Re: Henri Maldiney avec Alain Veinstein - Sam 30 Juil 2011, 17:30

Voici la suite annoncée (les deux tiers restant) de l’extrait de l’entretien d’Henri Maldiney avec Alain Veinstein. Il y est d’abord question du titre :
Le titre, Ouvrir le rien, c’est en effet un titre. Il n’annonce pas l’objet d’une recherche mais, tout au contraire, il consacre, disons, la révélation d’une quête. C’est à la fin. Et il faut bien voir ce que ça signifie. Je dis : « tout ce qui est de l’ordre de la perception, tout ce qui est de l’ordre de l’intentionnalité, de l’ordre du projet disparaît. Il ne reste vraiment que rien. Ce qui ne cherche pas à se justifier, le rien. Et vous passez par ce rien où, brusquement, vous donnez en vous même, et hors de vous, présent, vous ne donnez pas, vous avez ouverture à cette entrée en présence de l’un comme de cet être jaillissant dans la nuit dont parle du Bouchet. Ceci est important car cela va à l’opposé de la certitude première, occidentale, qui est celle du cogito de Descartes. Dans le cogito de Descartes, dans sa véritable formule, il dit : « j’ai premièrement de moi l’idée que, de l’infini que du fini, c’est à dire de Dieu que de moi même. C’est à dire que je pense, et la pensée est une puissance infinie, puisqu’elle triomphe du mal [ ? ] défini. Mais, ensuite, apparaît le doute. D’où dans la recherche de la vérité la formule est : « je pense, Dieu est, je doute, je suis ». Or, c’est la démarche inverse que fait l’art. Il part, si vous voulez, de cette certitude des choses qui nous sont données et pour aboutir au rien duquel, justement, rejaillit le réel.
(Ce que vous dites est qu’une œuvre d’art en apparaissant dans sa réalité nous révèle la nôtre.) Absolument, et c’est très rare que nous sachions qui nous sommes et ce que ça veut dire, être, pour nous. Nous l’apprenons, nous l’apprenons quelquefois brusquement, disons, dans un deuil, très proche, dans un amour, ou, enfin, dans des circonstances qui restent uniques. Uniques ! D’ailleurs nous ne croyons jamais, comme dit Weizsäcker, qu’à ce que nous ne voyons qu’une fois. Autrement, ça repose sur du possible et le possible aurait pu ne pas être. Le réel précède le possible. C’est la grande… C’est l’affirmation fondamentale immanente à l’art. En effet une œuvre n’est pas possible avant d’être ! Elle n’est pas tirée comme une statue idéale aurait été présente dans la carrière. Non. C’est pourquoi, ce n’est pas le fond qui est producteur, car il s’agit de quoi ? De cette singularité qu’est un visage et un visage, le fond n’a pas de visage. Il n’a pas de […], il n’a pas de visage. Ceci exige, véritablement, une auto genèse, une brusque auto création qui est révélatoire, et votre existence de même. Et des fois nous existons et nous nous surprenons à exister. Voilà pourquoi la chose est bouleversante, à chaque fois, profonde. Et ce n’est pas à répéter, n’est ce pas, je suis, je suis, qui va nous faire être, hein. Et surtout je dis bien, ceci, exister. Ce n’est pas être un simple étant. C’est exister au risque de l’ouvert que nous avons à intérioriser. Nous mêmes, nous nous déployons dans l’ouvert à condition de l’intérioriser en nous. Comme le rythme. Comme l’œuvre d’art.

Le début rejoint ce qui est dit ailleurs, lorsque l’auteur révèle la véritable portée de son livre :
« Effectivement, ce n’est pas si vous voulez, de fixer des formules. Celles-ci sont importantes parce qu’elles détournent des fausses formules. Elles sont toujours des exigences d’expériences qui sont à faire et nous obligent à faire l’expérience ou à nous retirer. Mais dans l’ensemble, effectivement, on peut dire que l’enveloppe d’un livre, que vous ne pouvez pas vouloir, qui finalement résulte de toute une série de notations, je dirais, oui, toute une série de présences qui se rejoignent dans l’unité d’une seule. C’est ça ! Hors de là je ne pense pas qu’on puisse parler d’une pensée. Personne ne peut penser à la place d’un autre. Mais il peut offrir l’occasion de ne pas penser à côté. »
C’est parce qu’il n’annonce rien, et certainement pas l’objet d’une recherche (programmée ou non) que ce titre, Ouvrir le rien, prend tout son sens. Il apparaît tout à la fin, sans avoir été voulu, comme la consécration d’une quête à partir de laquelle le livre s’est constitué et dont il est l’« enveloppe ». Celle-ci n’est que la résultante de tout ce que l’auteur a noté, et qui témoigne de présences diverses dont l’accumulation a fini par se rejoindre dans l’unité d’une seule. C’est là seulement, dans un tel mouvement, que se constitue ce qui peut s’appeler penser. Mais à chaque pas, à chaque expérience, à chaque rencontre bouleversante, c’est la même tâche qui attend le philosophe :
« Essayer de voir ce qui est extrêmement simple, et par là le plus difficile, c’est, je crois, la tâche principale du philosophe. Cette simplicité qu’on ne peut pas atteindre à partir d’autre chose qu’elle, c’est là la difficulté. Alors, il faut, comme dans l’œuvre d’art, avoir ouverture à elle, à condition qu’elle s’ouvre. »
Parler du plus simple en partant de lui et de rien d’autre exige que l’on soit ouvert à l’entrée en présence de l’un, qui nous surprend toujours. Encore faut-il lui prêter attention, et ne pas la repousser sans appel pour le motif qu’elle manque de signification. Ce qui demande que nous sachions endurer l’ébranlement de nos certitudes, notamment de la première d’entre elles qui est celle du cogito cartésien, supposé surmonter le doute. Par cette formule : « je pense, Dieu est, je doute, je suis » l’homme s’affirme, face à l’omnipotence divine, instituant le doute par lequel il se sent « libre » comme la mesure de son être. C’est parce qu’il doute que l’homme surmonte l’antagonisme du fini et de l’infini. La conscience occidentale est fondée sur un principe : celui de la supériorité de la perception (et de la connaissance qui en découle) sur le sentir primordial.
Ce qui s’appelle « art » en Occident s’en est trouvé gravement contaminé. Mais l’art véritable procède à l’inverse. Il ne part pas du doute pour aboutir à la certitude, mais de celle-ci il aboutit au rien, duquel jaillit le réel. Un réel ici et maintenant. Comment pourrait-il en être autrement ? Mais c’est là, précisément, le plus difficile à admettre pour la pensée ordinaire : le fait que telle manifestation particulière n’ait pas d’autre origine qu’elle-même. C’est au fond le vieux problème de l’antériorité absolue de l’être, résolu différemment selon que l’on est théologien ou philosophe. La nouveauté, ici, avec Henri Maldiney, c’est d’avoir établi que ce qui « touche » l’être, c’est non pas l’intellect ou la « cogitation », mais le sentir (dont Erwin Straus lui-même n’avait pas réussi à mesurer toute la portée). C’est très rare, dit Maldiney, que nous sachions qui nous sommes et ce que ça veut dire, être, pour nous. À noter, donc : le fait de savoir qui nous sommes, d’une part, et ce qu’est être, d’autre part, cela ne fait qu’un. Ce n’est pas je suis, mais j’y suis. Ce que n’avait pas compris Descartes qui, comme l’écrit très justement Erwin Straus, a fondé sa physique sur une notion de la nature qu’il a entièrement vidée de Dieu, en même temps qu’il l’a totalement débarrassée de l’homme. Il faut répéter, une fois de plus, que seul l’art est capable de nous introduire à une vérité qui heurte l’une de nos convictions les plus ancrées, et qui est celle du caractère absolu de ce qui est ici (à un autre moment de l’entretien) appelé « moi » :
« Il n’y a qu’en esthétique que je suis moi en présence de cette œuvre. En logique, il n’y a que de l’objectif. Tout vise à l’ensemble des vérités vraies. Et que le moi n’est qu’un cas particulier d’une subjectivité transcendantale, comme la fonction transcendantale qui n’est celle de personne. En morale non plus, par contre, il n’y a pas d’objet. Quand Schelling établit, reformule la morale de Kant, c’est d’un mot : soi (Sei). Or ce mot ne peut s’adresser qu’à celui qui est déjà, qu’à celui qui est déjà sujet. L’autre ne peut pas le comprendre. Tandis qu’en esthétique […] devant une œuvre votre solitude mais votre certitude qui n’est pas une certitude aveugle, qui fait qu’elle implique votre responsabilité. C’est là que l’art est une éthique, à savoir que devant une œuvre d’art je suis moi et qui dit « moi » dit quelqu’un qui est responsable non seulement de tout ce qu’il fait, mais de tout ce qu’il éprouve et de tout ce qui va s’ouvrir à partir de lui. Et là… Or il ne s’agit pas comme souvent de faire plaisir et de complaire, il ne s’agit pas non plus d’instruire, de donner une leçon. Il s’agit, si vous voulez, d’apprendre à être ou, plus exactement, de mettre en demeure d’être. Voilà ce que fait l’art. Et moi, et pas un autre. »
Devant une œuvre d’art je suis moi et ce que fait cette œuvre, c’est de me mettre en demeure d’être, non comme cas particulier d’une subjectivité transcendantale (cela, laissons-le à la perception), mais comme ce moi-ci (et pas un autre). Il n’y a de vraie rencontre qu’entre deux altérités. L’altérité est la dimension de la réalité, écrivait Henri Maldiney :
« Cette conjonction de l’altérité et de la réalité commence à cette rencontre qu’est le sentir (humain) où quelque chose, à chaque fois nouveau, s’éclaire à mon propre jour qui ne se lève qu’avec lui. Nouveauté, altérité, réalité émergent l’une à travers l’autre dans toute rencontre. La rencontre a partie liée avec l’inattendu. Au moment où elle se produit, toutes les anticipations de l’attente sont en déroute. Et si elles ne le sont, je suis déçu dans mon attente pour n’avoir pas rencontré ce plus, ce hors d’attente, qu’est l’émergence de la réalité. Le réel est toujours ce qu’on n’attendait pas et qui, sitôt paru, est depuis toujours déjà là. La rencontre ouvre la faille nécessaire à la surprise en la comblant. Elle la comble originairement par cette ouverture même. » (Penser l’homme et sa folie, p. 316)
Le réel est depuis toujours déjà là parce qu’il n’est pas issu d’autre chose qui l’aurait précédé, il n’est précédé par rien. Il est un présent absolu. Mais aussi, il faut au départ de la rencontre ce que Maldiney appelle « l’inquiétude de l’altérité » d’où surgit le véritable appel à être :
« Cet autre de moi qui échappe à tout projet, à l’égard duquel je ne peux être que réceptif et subissant, apporte avec lui l’inquiétude de l’altérité. Quelque chose de moi, pis, quelqu’un qui est moi que je ne peux pas inventer, m’appelle à ce que je ne suis pas, c’est à dire m’appelle à être. » (Penser l’homme et sa folie, p. 351)
Cette inquiétude se retrouve dans l’art, elle en est le cœur, dans la mesure où c’est lui qui, au travers du sentir dont il est la vérité, révèle l’être :
« L’art n’est pas le mémorial du sentir, il en est la vérité. Il n’est pas la traduction du phénomène, il en manifeste l’être, dont le sentir, propre à l’homme, éprouve l’inquiétude sous l’innocence de l’étant. » (Penser l’homme et sa folie, p. 205)
Mais toujours l’altérité demeure au centre de la rencontre. « À chaque type d’art correspond une rencontre différente avec l’altérité et un autre mode de révélation de l’étant, impliquant une autre surprise de l’Être », écrivait Henri Maldiney dans Art et existence (p. 109). Or, que l’on sache bien ceci : « il n’y a d’altérité véritable que dans l’opacité d’une résistance dont la consistance est celle d’une forme impure, irréductible à la perfection diaphane d’une idéalité ». (Penser l’homme et sa folie, p. 28) Ce qui est diaphane ne peut être rencontré. C’est le cas de tous ces arts niais fondés sur le seul pouvoir de l’argent, et qui s’adressent à une humanité vouée à son absolue objectivation. En opposition avec ce qui a été suggéré plus haut, que la véritable responsabilité (celle de se découvrir responsable de ce que nous éprouvons comme aussi de ce qui s’ouvre à partir de nous) suppose la conjonction de l’altérité et de la réalité, laquelle commence avec la sensation entendue comme le y du « il y a » et du « j’y suis ». Le destin de l’art, c’est, comme le dit Henri Maldiney, de donner au « y » sens et fondement. En quoi il est toujours un avènement. C’est la conclusion de la fin de l’extrait de l’entretien :
Il (le livre) parle du rien. Et il faut bien faire attention que le mot « parler » serait inexact. Wittgenstein dit : « ce qu’on ne conçoit pas de façon énonçable, c’est à dire ce qui ne fait pas partie de l’ordre logique il faut le taire. Or justement, ce que je dis ne fait pas partie de l’ordre logique car il n’y a de logique que de l’objet. Or, si l’existence n’est pas un objet, si elle est cette signifiance insignifiable, que je ne peux pas, disons, enclore, dans les limites et dans le parti pris d’une définition, à ce moment là, l’objet même, qui est, on peut dire, la condamnation même de l’existence. Et je dirais qu’aujourd’hui, l’objectivation de l’homme, est identique à sa robotisation. Et il serait temps d’y penser. Malheureusement, vous savez, quand on dit il serait temps c’est qu’il n’est déjà plus temps. Alors ce n’est guère remis qu’à quelques uns. Mais certainement pas aux intentions collectives. Pas plus que l’art. C’est pourquoi l’art est toujours exceptionnel. L’art, l’art… L’art se passe toujours entre deux mondes. Il est la zone de fracture et d’ouverture à la fois. Pourquoi ? Parce qu’il est un événement c’est à dire un avènement. Et un avènement, c’est un absolu.
L’objet est la condamnation de l’existence, laquelle du coup se trouve réduite à n’être plus elle-même qu’un objet, la simple subsistance de l’homme réifié, voué à la frénésie de l’auto-consommation. Tout nous le prouve, de plus en plus chaque jour, et de façon toujours plus étourdissante. Il serait temps d’y penser… Mais ce n’est remis qu’à quelques-uns. Que cela ne le soit pas aux intentions collectives, rien de plus évident. Mais faut-il pour autant s’y résigner ?



Dernière édition par françois le Sam 30 Juil 2011, 17:32, édité 1 fois (Raison : erreur)

françois 


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Re: Henri Maldiney avec Alain Veinstein - Dim 31 Juil 2011, 16:57

Chère Antonia,
J’en viens, comme promis, à reparler du Faux dilemme de la peinture en proposant, non une analyse exhaustive de ce très beau texte (un peu vieilli par l’usage de certains termes, comme celui de « structure », abandonné quelques années plus tard), mais un prolongement de la réflexion engagée à propos de la Vue de Delft de Jan Vermeer. Il était question du malaise suscité lorsqu’on porte sur ce tableau un regard prosaïque, lequel s’efforce de n’y voir qu’une simple image extraite de la vie quotidienne, résistant de ce fait aux sollicitations provenant du mouvement lumineux qui se dégage de l’œuvre, auquel il semble néanmoins difficile de résister. C’est d’ailleurs pareil en ce qui concerne une autre œuvre picturale évoquée par l’auteur et qui est le Charles VII de Jean Fouquet.
« Les rapports de grandeur, de forme, de densité entre le fond vide, l’encadrement des rideaux, le buste, la tête et le chapeau du roi sont subordonnés aux valeurs toutes qualitatives de la ligne, valeurs qui ne dépendent nullement des nécessités de la figuration puisqu’elles sont identiques dans tous les tableaux de Fouquet. Nous pouvons saisir ces valeurs caractéristiques du style de Fouquet en prenant conscience de la double tension contraire qui donne à l’espace du tableau son ton et sa structure. D’une part les contours obliques rectilignes des rideaux contractent l’espace avec une obstinée rigueur. D’autre part les courbes inscriptives du personnage dilatent ce même espace dans l’ampleur d’une surface expansive. Et ces tensions contraires dont l’une est centripète et l’autre centrifuge s’annulent dans le vide du fond. Notre regard épouse en quelque sorte ce jeu formel — qui devient le style même de notre vision — et c’est sur le fond de cette impression vécue d’équilibre dynamique que surgit l’image du Roi. Mais ce n’est plus une image ; c’est une apparition. Tout tableau est un événement ; et il l’est dans la mesure où il nous offre une surprise. Ici surprise de voir surgir d’un Rythme unique, imprévu, créé dans l’Instant même, une impression familière reconnue — la figure royale — qui semble exister depuis toujours parce que l’Instant rythmique où il vient à l’existence est un présent éternel. » (Regard, parole, espace, p. 6)
Il faut insister sur ce rapport de subordination des rapports de grandeur, de forme et de densité à des valeurs purement qualitatives, Jean Fouquet ayant été trop souvent présenté comme le peintre de la « géométrie » et de la « perspective ». Ces valeurs sont attachées au style particulier du peintre puisqu’elles se retrouvent dans ses autres tableaux. Et c’est, du point de vue de la raison, un paradoxe que cette double « perception » d’un espace à la fois contracté et expansif. C’est qu’il ne s’agit pas d’une véritable perception (laquelle se doit d’obéir aux lois de la logique : ce qui est blanc ne peut pas être noir simultanément). Ce « jeu formel » de deux tensions antagonistes, dont l’une est centripète et l’autre centrifuge, constitue le rythme unique du tableau, lequel s’impose à notre vision, venant confirmer ce qui est dit à la page suivante (p. 7) : « La primauté de la forme sur le signe, du rythme sur l’image, est caractéristique de toute grande peinture ». L’image — ici la figure royale — en dépit de la familiarité de ce visage pour ceux qui le connaissaient — « semble exister depuis toujours parce que l’Instant rythmique où il vient à l’existence est un présent éternel ». Il en est quelquefois de même d’autres figures, royales ou non, le plus souvent sculptées, que l’on rencontre dans les arts dits « antiques ». Toujours elles nous surprennent, surgissant de rien et, pour cette raison, uniques. Elles sont l’avènement de leur propre apparition, laquelle épouse strictement le jeu formel de la contraction et de l’expansion, tel celui de l’espace pictural induit par les valeurs de lignes caractéristiques du « style » de Fouquet.
Je persiste à dire que, comme pour la Vue de Delft, il faudrait se trouver devant le tableau pour décider s’il suscite le même malaise que celui de Vermeer dans le cas où l’on en reste à une perception purement imageante (et « réaliste ») de l’œuvre. Mais n’est-ce pas ce qui se passe généralement ? Y concourent notamment, les discours savants (à portée purement historisante) des « guides culturels » qui sévissent dans les musées les plus prestigieux. Un tableau est une si belle leçon d’histoire ! Et donc, il a beau être ce qu’il est (quand il s’agit de grande peinture), le public s’accroche obstinément à la vision imageante habituelle. Il en est de même dans les arts autres que les arts plastiques. Je songe à l’art des formes sonores, que j’ai peine à dénommer « musique », un mot qui ne veut strictement plus rien dire, pour autant qu’il ait jamais signifié quelque chose. Là aussi, les vrais artistes ont toujours été rares, et les simples fabricants, légions. Et aujourd’hui plus que jamais, à la faveur de l’envahissement de la planète par la culture dite populaire globalisée. Mais l’approche n’est pas la même. Quand il s’agit de peinture (pour en rester aux exemples déjà commentés), l’œuvre est là, à peu près telle qu’elle a été produite par un artiste disparu souvent depuis longtemps, sauf des dégradations toujours possibles, généralement dues au vieillissement des matières. Et donc, ce qui change, ce qui peut varier, c’est le regard que l’on porte sur elle. Henri Maldiney y fait allusion dans Le faux dilemme, à propos du pittoresque prenant la place du pictural.
« Mais le pictural n’est pas le pittoresque. On dit d’un paysage qu’il est pittoresque quand de lui-même il compose — croit-on — un tableau. Les actes touristiques l’indiquent par une étoile et tout le monde comprend ce langage parce que tout le monde sait d’avance en gros ce qu’est un tableau naturel où la nature semble chercher l’effet. Le pittoresque est soit une rhétorique du paysage, soit une représentation plus ou moins dramatique sur le théâtre de la nature. Mais jamais il ne remet en question notre rapport au monde, notre coexistence avec lui. Nous sommes émus ; cette émotion toutefois se contente de déplacer momentanément les données de notre expérience, elle ne les remplace pas. Si nous nous sentons transformés au contact d’un site, c’est parce que le pittoresque est souvent lié au sentiment du sublime qui témoigne de l’échec de l’imagination devant la réalité. Le touriste éprouvant cet échec se sent dépassé comme par un raisonnement qu’il ne comprend pas mais dont il sent la vérité. Il se livre alors à quelques écarts de langage sur le mode lyrique ou mélancolique, et il remonte dans le car… en route pour d’autres émotions dont il parlera plus tard mais qui n’ont rien changé à son être. » (Regard, parole, espace, pp. 14-15)
Le visiteur d’une galerie d’art se comporte en touriste, allant d’émotion en émotion (un terme à la mode) soigneusement préparées et orchestrées… Il faudrait longuement citer une autre étude du même ouvrage, L’équivoque de l’image dans la peinture, pour en détailler toutes les implications. Ce n’est au fond pas différent s’agissant de « musique », devenue avant tout un art du spectacle. Mais il existe quelques rares œuvres qui n’entrent pas dans cette catégorie. La question se complique seulement du fait qu’elles ne sont transmises que par une représentation sous-tendue par une idéologie implicite (dont je ne parlerai pas maintenant), qu’on appelle la « notation musicale ». Je laisse de côté les formes sonores qui ne font pas appel à ce type de support, bien qu’à l’échelle planétaire elles soient les plus nombreuses. Et j’en viens à ce que m’inspirent les paroles déjà citées : « si nous appliquons ce mode de perception à un tableau de Vermeer de Delft, nous éprouvons très vite un sentiment de mystère à base de malaise ». Ceci me rappelle le malaise que j’éprouve moi-même à l’écoute d’une forme sonore qui m’est familière, bien qu’elle me surprenne toujours, comme c’est le cas de son créateur s’il est véritablement un artiste : « Si l’artiste n’est pas saisi par son œuvre, ce n’est pas un artiste. S’il ne reconnaît pas que son œuvre est plus grande que lui, c’est-à-dire, si à un certain moment, elle ne l’étonne pas, de telle façon qu’il se demande comment elle est là… ».
Henri Maldiney dit au sujet de l’œuvre d’art qu’il faut « avoir ouverture à elle, à condition qu’elle s’ouvre ». À condition qu’elle s’ouvre… S’agissant d’une forme sonore comme celle que je viens sommairement d’évoquer, il faut qu’elle s’ouvre pour son « interprète » (un terme très mal choisi) mais aussi pour l’auditeur. Il faut donc l’écoute de l’un et de l’autre, de la même façon qu’il faut deux regards, celui du peintre et celui du spectateur, lorsqu’il s’agit d’une œuvre picturale. C’est exactement ce qui a lieu : le regard du peintre est dans son tableau, pour autant que celui-ci l’ait surpris dès le départ de sa mise en œuvre. Laquelle se poursuit sous le regard du spectateur, comme elle le fait sous le regard du peintre, même quand celui à définitivement rangé ses pinceaux (une fois que l’œuvre a atteint son acuité). Dans le cas d’une forme sonore, le fait qu’elle se trouve traduite en signes (trahie serait plus juste) requiert de l’œil qu’il écoute. Ce qui ne doit pas poser de problème, étant donné l’intermodalité du sentir. C’est une telle écoute qui permet à l’œuvre de s’ouvrir, à la fois pour l’auditeur et pour l’exécutant. Mais il arrive très souvent que celui-ci se contente d’une lecture purement quantitative. Or nous savons qu’une œuvre est constituée d’éléments qualitatifs, comme nous l’avons vu à propos de Fouquet. Les tensions contraires des éléments du tableau, les uns contractifs, les autres expansifs, ne sont pas mesurables. Il en est de même pour une forme sonore, essentiellement constituée de tensions, celles-ci n’étant pas objectivables, et dès lors pas représentables. La « logique » de la partition n’a aucun rapport avec la dynamique sonore réelle, et elle n’en contient aucune trace. Or les interprètes s’y trompent toujours, précisément à cause de la prévalence de cette « orientation spécifiquement occidentale, l’avoir, avoir et pas être », comme dit Henri Maldiney. Ils confondent systématiquement l’œuvre et sa représentation. Il en est ainsi depuis l’Antiquité ! Et donc, ils échouent à ouvrir l’œuvre. Peu importe, sans doute, puisque la plupart des auditeurs sont incapables de faire la différence. Eux aussi ont tellement soif d’objets à posséder ! Malheureusement (heureusement, devrais-je plutôt dire), ce n’est pas mon cas. Lorsqu’une œuvre est jouée de cette manière, je ne la reconnais pas (puisque pour moi elle n’est constituée que de tensions inobjectivables) et j’en ressens un profond malaise. Sans doute parce que, insensiblement, je ressens l’appel du rythme et de sa puissance intégrative. Le malaise finit par céder à la consternation au moment où je finis par identifier l’œuvre malgré son travestissement. J’ai beau avoir l’habitude, c’est toujours pour moi la même déception, laquelle se double d’une profonde incompréhension. D’exister, au risque de l’ouvert (que nous avons à intérioriser), est-il si périlleux ?

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