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Accueil / France Culture

Henri Maldiney avec Alain Veinstein    Page 5 sur 8

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antonia 


41
Répondre en citant  
Re: Henri Maldiney avec Alain Veinstein - Lun 27 Juin 2011, 21:35

bonjour françois,
je viens de lire ce message adressé à Basil où vous indiquez qu'on ne peut comprendre ce qu'est le rythme à partir de la photographie de la vue de Delft de Vermeer, mais je ne suis pas d'accord car,en la voyant, j'ai compris immédiatement cette notion de rythme, toute néophyte que je suis.
Il se trouve que , peu après, je suis allée faire une petite promenade dans la forêt voisine.Or, cette année, par suite du débordement du feuillage sur le chemin, qui crée des zones très obscures, alors qu'on trouve ensuite des puits de lumière et enfin, à cause de la variété des espèces et de leur hauteur, il m'a semblé qu'il y avait là un rythme. Ce n'est pas si évident de trouver cela en forêt, souvent les forêts sont monotones.
Peut-être allez-vous trouver que je modifie le sens du mot rythme que vous employez pour les oeuvres d'art?

françois 


42
Répondre en citant  
Re: Henri Maldiney avec Alain Veinstein - Lun 27 Juin 2011, 22:04

Pour Antonia (41) :
Bonsoir, Antonia,
Peut-être le texte de Maldiney vous y a-t-il aidé ? Je sais, pour ma part, que quelquefois en le lisant, je me suis senti en présence de l’œuvre décrite, tellement ses paroles avaient de puissance évocatrice, non d’un simple objet, mais du rythme dont il s’était senti lui-même traversé. Ça a été le cas pour les statues de l'Aleidjadinho, que je ne verrai sûrement jamais, mais aussi pour Sainte-Sophie et les mosaïques ravennates. La présence est quelque chose de mystérieux. Ayant eu l’occasion par trois fois de visiter une exposition consacrée aux œuvres d’art religieux mosanes et rhénanes, j’avais pu y voir Marie et Jean aux pieds de la croix, deux statues polychromes du moyen âge, qui se trouvent à l’église saint-Jean à Liège, mais visibles dans de bien moins bonnes conditions. Il y a de cela très longtemps, et je me souviens de leur présence tellement forte que je continuais à la ressentir même en leur tournant le dos. Il nous arrive d’ailleurs parfois de sentir un regard derrière nous, sans l’avoir vraiment vu.
Pour la vue de Delft, j’ai plus de mal. Cela me rappelle une très belle exposition d’œuvres de Paul Klee, il y a également très longtemps, où, à l’accueil, se vendaient des reproductions. Autant les tableaux m’apparaissaient vivants, autant ces photographies me semblaient mortes. Je n’ai acheté que de simples petits dessins, quelques traits d’encre noire sur du papier blanc.
Pour ce que vous dites de la forêt, qui est très juste, je vous cite un extrait de ce même Regard, parole, espace que je vous ai cité à propos de la vue de Delft, qui vous plaira certainement, et dans lequel Maldiney nous parle de « cette soudaine morsure de la réalité » dont vous avez souvent fait l’expérience au hasard de vos rencontres dans le monde de l’art :
« Cette morsure, on peut la ressentir partout et partout elle annonce le monde comme situation avant qu’il le soit offert comme objet. Quand j’erre dans l’épaisseur foisonnante d’une forêt, cette tache d’un blanc froid légèrement bleuté qui se découvre soudain à moi à travers la masse verte des feuillages avant d’avoir signifié le ciel est ressentie comme une mobilité libératrice qui brusquement m’arrache à l’étreinte labyrinthique de la forêt, et c’est moins l’indice d’une issue que déjà une libre respiration de tout mon être. »

Philomène 


43
Répondre en citant  
Re: Henri Maldiney avec Alain Veinstein - Mar 28 Juin 2011, 10:24

Bonjour François, (réponse au message 37)

Je crois que j’entends dans « symbole » ce que vous entendez (en partie) par « signifiance insignifiable » qui est certainement une bien meilleur expression. Un symbole n’a pas vocation à être objectivé, rationnalisé. Mais chaque fois que cela se produit, le symbole est mort. Il devient un « mot » du langage, un signe que l’on échange automatiquement, sans y prendre garde, un « cela », une chose banale qui ne peut que devenir soit un objet de convoitise, soit un objet encombrant. La définition de Merleau-Ponty cité par Henri Maldiney, « Qu’est-ce qu’un symbole ? C’est un étant à partir duquel nous avons ouverture à l’être » me convient mais il faudrait s’entendre sur la définition d’un « étant ». Et je dois avouer que je m’en suis fait une idée qui n’est pas susceptible d’être posé sur le comptoir d’un magasin. Mais plutôt (les mots me manquent) « un élément » dont la présence donne à penser (et penser pour moi est indissociable du doute, sinon il s’agit de récitation).

En tout cas, cette signifiance insignifiable ne veut pas dire qu’elle soit sans signification et donc insignifiante, ni qu’il faille renoncer à la ressentir. Fondamentalement, je crois qu’elle est juste indicible. Qu’elle ne peut être transmise autrement que par l’expérience même que l’on en a faite. Même le poème, comme toute œuvre, ne peut se substituer à l’expérience sensible qu’il évoque et nous fait vivre à nouveau à travers lui et donc au-delà, à travers nous.
Le symbole pour moi, serait donc une signifiance insignifiable mais qui importe tout de même, non seulement à l’auteur de l’œuvre, mais aussi à toute observateur capable de la sentir.

Dans le poème de Verlaine, il est question de l’automne et de vent, mais est ce aux définitions du dictionnaire qu’ils renvoient ? Si le vent souffle à travers les allitérations, il ne s’agit pas seulement d’une « circulation d’air ». Le poème se joue des mots et de leurs définitions pour signifier autre chose qui ne peut être contenue dans le langage (car si jamais il était, il ne serait plus et l'oeuvre n'aurait plus de sens). Ce qu’une œuvre donne à sentir, ne peut que participer à approfondir nos réflexions vers ce qui échappe à nos représentations.

Pour le cas des répétions, je vous accorde volontiers que j’exprime cela avec toutes les imprécisions de mon langage sur un terrain musical que je ne connais guère. Mais vous avez raison, la signifiance des « répétions » est portée par les variations. C’est ce qui donne sens au mouvement ?

Pour cet autre poème que vous prenez en exemple, je ne puis le lire. Je ne suis ni philosophe, ni littéraire, je suis juste radiophile.

Bien à vous.

Daniel ( 


Invité

44
Répondre en citant  
réponse à Basil (43) - Ven 01 Juil 2011, 20:36

Pour Basil (43) :
Bonjour,
Vous semblez tenir à votre notion de symbole (qui n’est pas la mienne) et c’est votre droit. Mais je crois que nous nous accordons sur l’essentiel.
À propos de ce qu’est un étant, Maldiney recourt là à une notion métaphysique, c’est en fait la traduction française du mot allemand Seiend abondamment utilisé par Heidegger, lequel se réfère toujours à la pensée classique grecque. Dans la définition donnée par Merleau-Ponty, à propos de symbole, l’opposition est faite entre être et étant (le symbole nous ouvre à l’être de l’étant). Ce qui également renvoie à la philosophie allemande, héritière de la philosophie grecque. Ceci demanderait de longs développements ! Pour simplifier, disons qu’un « étant » est n’importe quelle « chose ». Le souci de découvrir la vérité — dans le cadre d’un questionnement philosophique — nous mène à nous demander ce que la chose est vraiment, dans son être. Vous voyez ? La réponse de la philosophie spéculative (je simplifie énormément) est de dire que l’être de l’étant est ce que nous parvenons à dire de son essentialité. La chose ne serait rien au-delà de ce que les mots sont capables d’exprimer. C’est ce qui autorise Raymond Ortigues a écrire que « l’être ne peut être que dit ». Ce qui vient tout droit de la métaphysique platonicienne comme aussi de l’aristotélicienne. Et pour dire les choses grossièrement, ce qui nous permet de découvrir la vérité (concernant les choses), c’est notre capacité de raisonnement, notre « raison », notre « entendement logique », qui commande de ne pas se laisser conduire par l’« émotion ». C’est devenu aujourd’hui, en dehors de tout questionnement vrai, le cliché répandu sur les plateaux de télévision, où on s’entend continuellement opposer la raison à l’émotion. Henri Maldiney renvoie ces « petits initiés » (comme il les appelle parfois) dos à dos. La vérité ne vient ni de la raison, ni de l’émotion. Elle nous vient du sentir, au sens le plus noble du terme, et qui seul nous permet de « capter » (toujours de façon imprévisible) le rythme d’une œuvre d’art réelle (pas d’une œuvre d’art idéale). Et comme il le dit : dans cette intime conjonction de la perception et du mouvement, « brusquement vous comprenez ce que veut dire être ».
Vous dites juste à propos du poème de Verlaine qui ne renvoie évidemment pas aux définitions du dictionnaire. « Si le vent souffle à travers les allitérations, il ne s’agit pas seulement d’une “circulation d’air”. » Je suis entièrement d’accord avec vous.
Question difficile : ce qui donne sens au mouvement, est-ce la signifiance des répétitions portée par les variations. La variation servirait à éviter le caractère ennuyeux de la répétition, qui pourrait, elle, signifier… la mort de la signifiance ! Si l’on part de cette idée, c’est l’échec assuré d’avance. Et c’est ce qui se produit souvent dans le cas des « thème et variations ». Il faut en revenir au rythme. C’est lui qui porte la signifiance. Pour m’aider à répondre à votre question, j’ai joué une pièce où il y a des « répétitions ». En fait l’essentiel est bien le rythme qui est l’auto-mouvement de l’espace se transformant à l’intérieur de lui-même. S’il y a quelque chose qui « varie », c’est donc l’espace et rien d’autre. Peu importe qu’il y ait des répétitions. Il n’y en a en fait que pour celui à qui le rythme de l’œuvre échappe. Si vous examinez la partition, vous ne manquerez évidemment pas d’en découvrir. Mais la partition n’est pas l’œuvre. Car, ainsi que le disait Maldiney, le rythme ne peut s’écrire. L’essentiel (il faut bien l’appeler ainsi), c’est « quelque chose » qui soudainement vous saisit et qui se trouve bien au-delà de tout ce que les signes représentent.
Je suis désolé pour l’exemple de poème latin (traduit en allemand). Mais si vous êtes sensible à la poésie, vous n’avez pas besoin d’aller voir le sens des mots au dictionnaire pour vous laisser emporter par la musicalité (très contrastée) de ces vers latins et allemands.
(un)françois(un)iqe(un)Daniel (François)(un)G`r

antonia 


45
Répondre en citant  
Re: Henri Maldiney avec Alain Veinstein - Sam 09 Juil 2011, 21:20

merci à françois de nous avoir éclairé de toute sa connaissance de Henri Maldiney et là, j'aimerais clamer toute ma colère : sur une chaîne qui se dit culturelle et qui nous bassine avec sa publicité pour mille et un spectacles, expositions, etc, on n'a pas une émission régulière sur ce penseur et d'autres comme lui, qui ont essayé de comprendre ce que c'est que l'art, quel bien il nous fait et pourquoi.Bref, nous faire grandir.
Tous ces commentaires, toutes ces interprétations sont faits, pour la plupart, par des insupportables snobs et sont le contraire d'une éducation.
Maintenant, puisqu'on ne peut compter sur France-culture, il n'y a plus qu'à lire ses livres, mais , sans médiation, on n'est pas sûr d'y arriver....
Quand même, en littérature, on a un Antoine Perraud.Alors, pourquoi personne, dans le domaine de l'art?

françois 


46
Répondre en citant  
Re: Henri Maldiney avec Alain Veinstein - Sam 09 Juil 2011, 22:00

Merci à vous, Antonia, pour ce compliment que je ne suis pas sûr de mériter pleinement. En ce qui concerne l’objet de votre juste colère, la première pensée qui me vient est qu’aujourd’hui, plus que jamais, nous vivons dans un monde marchand où tout est susceptible d’être monnayé, et il est sans doute normal qu’un tas d’insupportables snobs, ainsi que vous les appelez, fassent profession de vendre les « biens culturels » les plus susceptibles d’attirer les gens de la rue, comme on les nomme avec mépris, là où ils seront tentés de s’appauvrir un peu plus, dans tous les sens du terme. Vous faites allusion à d’autres penseurs qu’Henri Maldiney, « objet » de ce forum. Je ne vous citerai qu’un seul exemple, tout aussi français que lui (nul n’est prophète en son pays, dit on). Il s’agit du grand linguiste Gustave Guillaume, qu’Henri Maldiney m’a fait apprécier, et qui a eu le bonheur ou le malheur de ne pas appartenir à la catégorie des « penseurs à grilles » tellement prisée en France. L’œuvre posthume de Gustave Guillaume a été publiée intégralement à l’Université Laval du Québec, grâce à son ami Roch Valin qui en a été le dépositaire. Une connaissance ne fut-ce qu’élémentaire de cette œuvre aurait sans doute permis d'éviter les récentes réformes pseudo-linguistiques qui n’ont fait que défigurer la langue française au nom du principe très « moderne » de non-discrimination entre les sexes.

Philomène 


47
Répondre en citant  
Re: Henri Maldiney avec Alain Veinstein - Mer 13 Juil 2011, 09:02

Merci François pour tous vos éclaircissements.
Je ne pense pas que j’aurai d’autres problématiques à vous soumettre. Sauf peut être cette « dernière » question, pour vous demander quel serait le « point d’entrée », ou même le parcours, le plus simple pour des amateurs, dans l’œuvre de Henri Maldiney ?
Bien à vous

françois 


48
Répondre en citant  
Re: Henri Maldiney avec Alain Veinstein - Mer 13 Juil 2011, 21:54

Bonsoir, Basil,
Au sujet de ce point d’entrée dans l’œuvre de Maldiney (post 48), il n’est pas facile de vous répondre. Lorsque j’ai commencé à le lire, la question ne se posait absolument pas. Il n’y avait encore que quelques études publiées dans des revues, dont j’avais pu obtenir les copies. Ces études ainsi que d’autres ont paru en 1974 dans le volume intitulé Regard, parole, espace. Vous voyez que cela ne date pas d’hier. À ce moment, Henri Maldiney professait à Lyon depuis 20 ans déjà. C’est surtout après qu’il se soit retiré (en 1980) qu’il a commencé à publier assez régulièrement, jusqu’en 2000, date de parution d’Ouvrir le rien l’art nu dont il est question dans l’entretien avec Alain Veinstein.
Pour un lecteur non prévenu, le contenu de ces ouvrages peut paraître disparate. Henri Maldiney ne suit pas un plan préétabli. Son texte, il l’élabore de l’intérieur, et donc il n’y a pas d’ordonnance externe. Ce qui peut être déroutant. Je vous en donne un petit exemple. C’est dans le cadre d’une discussion critique de l’introduction à la Phénoménologie de l’esprit de Hegel (à la fin de Regard, parole, espace) qu’il en vient à parler de la résonance affective des chants de chasse de l’Afrique noire. (Il pensait certainement aux Pygmées.) Et tout cela parce qu’évoquant la non prise en compte par Hegel du sentir proprement humain (pour un philosophe en redingote sentir c’est presque sale) il en vient à parler de ce même sentir dans la poésie (la vraie), mais aussi du fait que « l’homme n’habite pas seulement en poète », que l’homo sapiens est aussi un homo faber, rencontrant les choses sur le mode instrumental. Dit plus simplement : « ventre affamé n’a pas d’oreilles » ou encore : la cigale doit se faire fourmi avant de pouvoir chanter ! Mais même lorsqu’il travaille, cet homme que nous qualifions de primitif reste un homme sentant : chez lui l’étonnement n’est que (momentanément) refoulé. D’où ces « rythmes de travail » qu’avait remarqué Marcel Mauss (si je ne me trompe), et qu’Henri Maldiney a préféré appeler « chants de travail ». C’est-à-dire que l’activité même très prosaïque qui peut être de broyage (du grain), du bûcheronnage ou du pagayage peut lui inspirer un chant, créant ainsi un monde nouveau, brusquement sorti… de rien. Voyez ce que Maldiney dit du « entre », dans l’entretien. Le rythme se produit toujours entre deux mondes.
Ce qui précède est à rapprocher de cette phrase extraite du même Regard, parole, espace (p. 172) : « il n’y a pas de situation qui ne puisse donner lieu à une possibilité rythmique ». Parlant d’un monument primitif de l’époque préhistorique, il écrivait aussi (p. 176) : « sa présence dans le monde de la vie, des passions et de l’action n’aboutit pas à la retenir dans le réseau du quotidien ; c’est au contraire le quotidien qui brusquement se dépasse vers une nouvelle profondeur et dimension de la présence ». Mais je ne peux pas résister au plaisir de vous citer également le court texte où il est question des chants de travail comme aussi des chants (de retour) de chasse (p. 318) :
« Car il y a bien aussi une certaine Stimmung, dont on peut encore aujourd’hui reconnaître la présence dans les chants de travail de l’Afrique noire ou des Indiens d’Amérique. Sans doute n’est elle pas la plus profonde. Plus puissante est la résonnance affective des chants de chasse. »
Là se trouve peut-être le secret du caractère paisible de ces modestes chasseurs, de leur sérénité : leur capacité de s’émerveiller, et celle aussi de pouvoir fixer par la voix et le corps cette réalité insignifiable qui s’impose soudainement à eux. Leur ferveur est inexprimable ! Mais je laisse pour une autre fois l’explicitation de ce mot allemand intraduisible de Stimmung, car ce n’est pas le sujet. Quant à ce petit exemple « musical », qui n’a rien de spécifiquement philosophique, il est quand même extrait de la discussion d’un texte essentiel d’un des plus grands philosophes allemands ! Et où il est montré que Hegel a manqué l’être parce qu’il a manqué le sentir (qui seul touche l’être, et non la pensée spéculative — ni la perception dont elle prétend partir — qui arrive toujours trop tard). Rappelez-vous Wittgenstein, que citait Maldiney dans l’entretien : « ce qu’on ne peut signifier, l’inconcevable, il faut le taire ! ». (Le poète faisant exception, parce qu’il crée une forme, en laquelle l’être, la chose apparaît, et même s’apparaît, comme on disait naguère.) Il a fallu Henri Maldiney pour qu’enfin ce soit dit. Et qui va tout à fait à l’encontre de ce que prétendait Edmond Ortigues (Le discours et le symbole) : « l’être ne peut être que dit ». Une affirmation qui « flottait » dans l’esprit des penseurs depuis Platon.
Mais j’en viens à votre question : par quel bout commencer ? Ce que je viens de vous dire signifie qu’il n’y a pas un seul texte qui ne concerne que l’art, ou que la philosophie, ou que la poésie, ou que le langage. Maldiney n’a jamais été didactique, du moins pas dans ses livres. Et donc la difficulté reste entière. Je ne suis donc pas sûr que ma réponse sera la bonne. Ce que j’ai personnellement entrepris, me trouvant confronté à la même difficulté, et ayant remarqué qu’Henri Maldiney se référait souvent à des auteurs, presque toujours les mêmes, qui semblaient l’avoir fortement inspiré, ça a été de me mettre en quête des ouvrages qu’il citait. J’ai donc pu ainsi rassembler presque tous les auteurs dont vous trouvez les noms dans ses ouvrages. Un certain nombre d’entre eux sont des auteurs de langue allemande, certains ouvrages ayant été traduits, plus ou moins bien. C’est le cas de Du sens des sens d’Erwin Straus, assez bien traduit par une équipe belge, mais ce n’est pas du tout le cas du Cycle de la structure, de Viktor von Weizsäcker (le titre est déjà faux), très négligemment traduit et publié en France il y a déjà bien longtemps. Vous aurez constaté, en écoutant l’entretien, qu’Henri Maldiney revient souvent sur la question du sentir. De ce sentir qui touche à l’être, et qui n’est donc pas un mode de « perception » inférieur, qui aurait besoin de la réflexion et de la raison pour se trouver corrigé et acquérir ses « lettres de noblesse ». Je peux vous assurer que ces Pygmées qui chantent au retour d’une chasse n’ont strictement rien d’inférieur, et que ce serait bien plutôt à eux de nous donner des leçons ! (En attendant, nous les avons condamnés, car nous sommes en train de détruire à grands coups de bulldozers la forêt ancestrale dont ils ont besoin pour survivre. Le pétrole d’abord !) Tout cela pour dire que le sentir est capital, même si ce n’est pas évident lorsqu’on vit dans un monde artificiel, clos et bétonné, envahi de surcroît par l’imbécillité médiatique qui est ce cancer imparable rongeant petit à petit notre humanité.
Après avoir lu votre question, je suis retourné dans Du sens des sens d’Erwin Straus où se trouvent quelques uns des textes qui ont profondément marqué Henri Maldiney, à qui nous devons être reconnaissant de nous les avoir fait connaître. Peut-être que leur lecture vous aiderait à acquérir cette base qui vous manque pour aborder des textes qui néanmoins resteront toujours difficiles. Je signale au passage qu’Erwin Straus se lit très facilement. Ce n’est pas toujours le cas des auteurs allemands ! En fait la problématique du sentir émerge peu à peu d’une discussion extrêmement critique de cet auteur au sujet de la théorie de Pavlov. Vous en avez sans doute entendant parler, elle est partie notamment d’expériences menées sur des chiens qui salivaient en entendant la cloche les avertissant que le beefsteak n’était pas loin. Cet ouvrage est donc d’abord une réaction à l’encontre de la psychologie (prétendument) animale dans ses applications directes à l’homme, au citoyen soviétique en particulier. (On sait depuis que ça n’a pas marché.) Si vous le souhaitez, je pourrais faire choix de l’un ou l’autre de ces textes où le sentir est mis en évidence. Qu’en pensez-vous ?

Philomène 


49
Répondre en citant  
Re: Henri Maldiney avec Alain Veinstein - Jeu 14 Juil 2011, 11:02

Bonjour François
Merci beaucoup pour votre réponse, tout ce que vous nous dites de « Regard, parole, espace » me semble très intéressant. Et le fait que les ouvrages d’Henri Maldiney aient un contenu disparate pique ma curiosité d’autant plus.
Si bien d’ailleurs, qu’il me semble encore plus curieux de choisir comme entrée dans son œuvre, un ouvrage d’un autre auteur. A moins bien sur que l’œuvre d’Henri Maldiney soit étroitement intriquée avec celle d’autres auteurs. Mais même dans ce cas, j’imagine mal qu’un ouvrage soit si peu autonome de ses sources d’inspirations que les citations dans l’œuvre elle-même soit insuffisante. Définitivement, il me faut ouvrir un livre d’Henri Maldiney pour mesurer l’étendue de mon incapacité à le lire !

Pour le « sentir », je vous fais volontiers confiance. Cependant, je ne sais pas exactement ce vous entendez par le « choix de l’un ou l’autre de ces textes ». Cela ne semble pas manquer d’intérêt, mais gardez vous d’un travail trop conséquent sur le sujet. Je m’en voudrai de vous lancer dans de tels travaux, sachant que, personnellement (pour les autres « forumeurs » je ne sais pas), je ne pourrai sans doute pas disposer du temps suffisant pour suivre toutes les références que vous nous donnez si généreusement.
Bien à vous.

françois 


50
Répondre en citant  
Re: Henri Maldiney avec Alain Veinstein - Jeu 14 Juil 2011, 16:59

Bonjour, Basil,
Non les citations d’autres auteurs ne sont bien sûr pas insuffisantes. Mais de la manière qu’elles sont faites, c’est souvent comme une invitation pour le lecteur suffisamment curieux à chercher à en savoir plus. Le fait de proposer un tel détour peut paraître bizarre, mais il se justifie au moins pour deux raisons (sans que je prétende que celles-ci soient bonnes) : d’abord l’importance du sentir qui est vraiment la base de la pensée d’Henri Maldiney, en quoi il se distingue des auteurs qui ont traité les mêmes sujets (notamment les esthéticiens) et qui l’ont précédé ; ensuite, le fait qu’il est dit parfois que ses livres sont illisibles (ce qui est fortement exagéré, mais quand même pas tout à fait sans fondement).
Vous semblez craindre que cela me prenne trop de temps, n’en ayant pas trop vous-même. Rassurez-vous, je suis très bien organisé, et la consultation de Du sens des sens ne me prendra guère de temps. J’ai numérisé l’essentiel et il y a la fonction de recherche qui me permet de retrouver instantanément ce dont je suis en quête en tapant simplement le mot le plus représentatif. Il fallait que j’en vienne à de tels procédés vu que j’utilise fréquemment les textes les plus essentiels ou les plus significatifs pour mes propres travaux.
Je vais me contenter de vous citer un passage d’Erwin Straus qu’Henri Maldiney a longuement médité et qu’il a fréquemment cité dans ses écrits. Il y est question de la spécificité du sentir et de sa différence avec la perception. Je vous rappelle que dans l’art qui mérite vraiment d’être appelé art il est question uniquement du sentir, jamais du percevoir. Le voici :
Être présent à l’expérience sensorielle — et donc sentir sensoriellement en général — est éprouver un être avec qui se déploie en un sujet et en un objet. Le sujet sentant n’a pas des sensations mais en sentant, c’est lui même qu’il atteint d’abord. Dans l’expérience sensorielle, se déploient en même temps le devenir du sujet et les événements du monde. Je ne deviens moi même que dans la mesure où quelque chose se passe et il ne se passe quelque chose (pour moi) que dans la mesure où je deviens. Le présent du sentir n’appartient ni à l’objectivité, ni à la subjectivité seule, il appartient nécessairement et toujours aux deux ensemble. Dans le sentir, le « Je » et le « monde » se déploient simultanément pour le sujet sentant ; dans le sentir, le sujet sentant s’éprouve soi même et le monde, soi dans le monde, soi avec le monde.
Les expressions « soi avec le monde », « soi dans le monde », « soi et le monde » ne sont pas des tautologies. Dans le « et », est exprimé, mais seulement sous une forme négative, une dimension très importante du rapport sujet objet dans le sentir. Par le « et » est rejetée la priorité de la conscience de soi tout comme celle de la conscience du monde. Le sujet du sentir, le sujet sentant n’est pas un sujet unique et solitaire qui, à partir de la conscience de soi, esquisse et conçoit un monde qu’il transcende. Le sujet sentant n’est pas perdu dans le monde de sorte qu’il ne puisse se trouver soi même à cause d’un événement troublant qui se réfléchit sur lui. C’est pourquoi le « et » exprime correctement le rapport sujet objet du sentir, mais de manière encore insuffisamment décisive. Car il pourrait signifier que le Je et le Monde sont des objets du sentir qui surgissent inévitablement l’un avec l’autre mais seulement comme un simple agrégat, à la manière des maisons et des arbres qui se trouvent devant lui. Le « et » n’exclut pas la possibilité que dans le sentir je me saisisse d’abord par la réflexion.
C’est pourquoi nous devons hausser le « et » jusqu’à un « avec » et l’unité de l’« avec » est plus qu’un simple agrégat. L’« avec » implique que dans le sentir, je n’éprouve pas moi même et le monde par surcroît, mais que l’expérience vécue du sentir se déploie dans deux directions, vers le monde et vers le moi. Sentir est éprouver sympathiquement, c’est à dire que dans le sentir, je vis des transformations de ma relation au monde qui dépasse et réunit tous les mouvements particuliers individuels. Comme sujet sentant, je suis sujet limité et en devenir, je suis partie du monde dans lequel je m’oriente partout de mon ici vers la pluralité des là bas, en séparant et unifiant, en accueillant et en éliminant.
En tant que sujet sentant, je suis dans le monde : comme une partie de celui ci et pourtant opposé à lui, orienté vers lui et recevant son orientation contraire. Le « dans » rend bien plus claire la relation sujet objet. De même que le langage utilise le « dans » comme dénomination spatiale et temporelle, l’expression être dans le monde et même être dans l’espace ne signifie pas une relation purement spatiale. Le « dans » dont il est question ici est toujours une dimension du champ d’action (Spielraum). L’expérience spatiale du sentir inclut donc « l’être dans », et avec celui ci l’orientation, le devenir et le temps.

Ce texte (dont le style est très différent de celui de Maldiney) contient une critique implicite de la position cartésienne qui a tellement influencé la psychologie moderne. Contrairement à ce que pense Descartes, nous formons un véritable couple avec le monde. C’est ce que signifie l’emploi du mot « avec ». Le monde n’est pas composé après coup en effectuant la synthèse des sensations. Il est là d’emblée, dans la moindre sensation, et nous sommes avec lui. La seule critique que je formulerai à l’égard de ce passage, c’est l’emploi des mots « sujet » et « objet », lesquels sont des constructions secondes qui supposent le passage obligé par la perception en laquelle la sensation première est perdue. Nous n’avons pas des sensations d’objets. Rappelez-vous l’exemple du vitrail ! On peut résumer ainsi : moi sentant j’éprouve ensemble le monde (dans sa totalité, même s’il ne s’agit que d’une humble sensation) et moi même. Il faudrait ajouter ce que dit Erwin Straus par ailleurs, que « le mouvement et la sensation sont liés l’un à l’autre par une relation intime ». Vous trouverez sans cesse dans Maldiney que « toujours le sentir s’articule au se mouvoir ». Ce qui n’était pas vrai pour Descartes : « Sensation et mouvement sont des processus différents. Il n’existe aucune relation interne entre mouvement et sensation, et une telle relation ne peut exister, parce que le mouvement appartient entièrement et exclusivement à la res extensa, la sensation par contre à la res cogitans. » La res extensa, c’est la simple « chose » inerte. La res cogitans, c’est l’homme qui pense, qui « cogite ». Rappelez-vous l’entretien avec Alain Veinstein. Il y est dit que dans l’art sensation et mouvement surviennent ensemble. La forme est toujours une formation ; et cette formation est une auto-formation. C’était là chose impossible à comprendre pour Descartes qui n’a pas connu Louis Couperin, cet artiste français, trente ans plus jeune que lui et de la même envergure que Vermeer, et qui savait, lui, ce qu’est une forme sonore.
Mais réécoutez Maldiney, si vous en trouvez le temps, et voyez si le peu que je vous ai cité d’Erwin Straus vous aide à mieux comprendre sa pensée.



Dernière édition par françois le Jeu 14 Juil 2011, 17:02, édité 1 fois (Raison : oubli)

antonia 


51
Répondre en citant  
Re: Henri Maldiney avec Alain Veinstein - Jeu 14 Juil 2011, 21:41

bonsoir françois,
quelle aventure que d'essayer de cheminer avec Henri Maldiney! heureusement, vous êtes là et, (post 51) on a un peu moins de scrupules à vous solliciter pour des explications et à recevoir tous ces exemples si développés illustrant sa pensée. On avance bien, je crois.
Vous dites ci-dessus que certains le disent illisible; il est vrai qu'il faut avoir la foi, il faut l'avoir entendu et avoir "senti" qu'il détenait quelques vérités essentielles pour être assez fou pour le lire! mais on se prend au jeu, on s'accroche pour je ne sais pour quelle raison ou plutôt si, on a "senti" qu'il vous emmenait ailleurs,hors des chemins balisés de tous ces doctes professeurs qui vous intiment l'ordre d'admirer tel ou tel artiste.Et puis, son optimisme, sa vitalité sont réjouissants.
Mais, dans "Penser l'homme et la folie", au dernier chapitre (je n'ai lu que le premier et le dernier et encore...)qui s'intitule " De la transpassibilité ", j'utilise sans cesse le dictionnaire d'allemand, absolument indispensable; c'est bien, j'avais appris un peu d'allemand avant un voyage, il y a quelques années, je révise et je perfectionne ce peu d'allemand.
Cependant, il me faudra encore bien du temps pour avoir une attitude critique!
Quelle aventure!

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