Du 27 février au 02 mars 2017,
Les chemins de la philosophie ont consacré une semaine thématique au silence. Pour mémoire, vous trouverez ci-dessous les synthèses des quatre émissions et leurs idées directrices qui tantôt s'articulent, tantôt se succèdent.
1/4 :
Camus (1913-1960) et le silence déraisonnable du monde, avec Marylin Maeso (27 février 2017).
A/ Le silence du monde aux appels des hommes produit un divorce que Camus nomme l’expérience absurde. Pour le surmonter, l’homme peut se révolter et se réfugier dans l’action dans l’espoir de construire un autre monde. Ou, à défaut de lui donner un sens signifiant, concevoir la plénitude de ce silence en l’acceptant : « Tout est là ». Encore : « C’est comme ça ».
B/ Le silence de la mère de Camus n’est-il pas à cet égard la condition même de son amour ? D’un seul bloc, juste palpable, sans le vecteur d’une parole signifiante ?
C/ Tout le monde n’a pas la sagesse d’accepter le monde dans son silence et son indifférence. Certains se soumettent à la parole idéologique qui instrumentalise le « c’est comme ça » et prétend être le dépositaire du sens. Mais si chacun croit en quelque chose de différent, comment et où les hommes se rejoignent-ils ? Par le truchement du dialogue et dans la nuance. Pour cette raison, Camus prône une liberté d’expression sans bornes, à savoir : donner la parole à « celui qui ne pense pas comme nous ». C’est à ce prix que l’idéologie sera rapidement débusquée.
D/ Le silence de l’artiste, nécessaire à la création, est le souffle qui rend audible l’œuvre. Sans lui, celle-ci n’est que cacophonie.
2/4 :
Quand le cinéma donne la parole au silence, avec José Moure (28 février 2017).
A/ Le silence au cinéma ne s’éprouve paradoxalement qu’au moment de son passage au parlant, en 1927, avec
Le chanteur de Jazz d’Alan Crosland. Dans une scène du film, un moment de silence premier se fait entendre : il a pour effet de suspendre le temps et de concentrer l’attention du spectateur sur les visages des acteurs. La perception visuelle est accrue, l’action dramatisée.
B/ Auparavant, au temps du cinéma dit muet, les projections multipliaient l’introduction de sources sonores directes pour mieux immerger le spectateur dans la continuité du film et couvrir les bruits parasites du projecteur, des spectateurs. Musique de fosse, bruiteurs, bonimenteurs qui lisaient les cartons contribuaient ainsi à rendre les salles bruyantes. Aujourd’hui, les raisons qui poussent les réalisateurs à remplir de musique tous les interstices de leur film sont différentes : peur du silence, fabrique d’émotions, béquille scénaristique.
C/ La fonction intensive du silence à l’intérieur d’un environnement normalement sonore naît souvent à la suite d’une rupture, d’une disparition (
La féline (1942) de Jacques Tourneur) ou d’une situation incongrue (
Les oiseaux (1963) d’Alfred Hitchcock).
D/ Libéré de l’étau scénaristique, le silence entré par effraction peut aussi jouer contre le réalisme attendu d’un film : il est découplé des images (
Le petit soldat (1960) de Jean-Luc Godard) et creuse une distance avec les conventions cinématographiques. Dans ce cas, il devient rythme et suspension musicale.
E/ Techniquement, le silence au cinéma est double. Il peut être blanc (bruit de bande) ou sonore (bruit d’ambiance). Dans ce dernier cas, le silence devient poétique.
3/4 :
Le silence a-t-il une histoire ?, avec Alain Corbin (01 mars 2017).
A/ Sans le support de traces scripturaires et la conservation des autobiographie, correspondance, journal intime, pas d’histoire du silence. Le champ d’étude ne couvre pas, contrairement à l’idée reçue, l’absence des bruits, mais l’exploration d’un vivier de textures différentes selon les lieux et les temps.
B/ Les silences d’origine monacale, mystique ou religieuse sont les réceptacles d’une parole que le commun des hommes ne sait plus entendre. De ce point de vue, un apprentissage s’est perdu (connaissances et solitude). Par exemple, qui peut entendre le silence d’un tableau de Georges de La Tour ou de Rembrandt dans les conditions d’expositions actuelles ? (Paul Claudel à propos de
La ronde de nuit de Rembrandt).
C/ Cultivé dans son for intérieur d'un côté, le silence peut aussi s’éprouver en partage de l'autre dans l’amour et l’amitié (Maurice Maeterlinck, Charles Péguy), comme dans la haine (
Le chat (1971) de Pierre Granier-Deferre).
D/ Le silence fait autorité : rien ne caractérise mieux un pouvoir que l’économie de sa parole. (
Les précieuses ridicules (1659) de Molière). Cette qualité était essentielle dans la culture de la Cour et de la ville au XVIIIe siècle (cf. les traités de l’art de se taire), ainsi qu’à la campagne. Elle était gage de recherche d’humilité.
4/4 :
Blanchot, l’impossible silence, avec Eric Hoppenot (2 mars 2017).
A/ Le silence chez Maurice Blanchot surmonte ce paradoxe difficilement compréhensible : il ne s’oppose pas au langage, mais est une forme de langage. C’est à partir des années 1940 qu’il y consacre son étude régulière, à commencer par
Thomas l’obscur (1941 pour la première version) où l’omniprésence de la nuit et son épaisseur préfigurent l’intérêt de Blanchot pour l’effacement.
B/ Le silence est une puissance, un appel auquel l’écrivain tente de répondre par le langage. Celui-ci œuvre dans un double mouvement de présence-absence : donner naissance à une chose dans l’écriture, c’est en désigner en même temps son absence (Stéphane Mallarmé,
Crise de vers)
C/ De la fin des années 50 jusqu’à mai 1968, l’activité d’écrivain politique de Blanchot bat son plein. Il s’oppose à Charles de Gaulle puis écrit des tracts anonymes au moment des soulèvements étudiants. L’année 1968 marque son retrait après que des philosophes se sont tournés vers la Palestine. Blanchot préfère soutenir Israël et fustige dans le même temps le silence impardonnable de Martin Heidegger face aux crimes des camps d’extermination.
D/ L’écriture fragmentaire de Blanchot comme ses blancs dans la page concourent encore à l’introduction de suspensions dans le rythme littéraire.
N.B. : un excellent texte de José Moure sert de support à la discussion de la deuxième émission. Il est téléchargeable gratuitement et s'intitule :
Du silence au cinéma (1998).
N.B. Bis : à la fin de la troisième émission, Adèle Van Reeth rend hommage au comédien et metteur en scène Jean-Louis Jacopin mort le dimanche 26 février 2017. Il était l'une des voix qui lisaient des extraits de textes pour l'émission.