Le Débat - De quoi est faite cette singularité en matière de programmes ? Comment ceux-ci ont-ils évolué ?
J.-M. B. - Cette singularité est faite de plusieurs choses. C'est peut-être d'abord un son, un son très particulier qu'on identifie d'emblée quand on se promène sur la bande FM. cela implique une grande attention portée à la prise de son, à la mise en onde, à la forme. A France Culture, on parle sans cesse de dramaturgie, de montage, de mixage... La radio se fait comme on structure un livre, un film, un journal ou une revue. C'est un travail d'équipe. Techniciens, auteurs, réalisateurs et producteurs apportent tous leur pierre à l'édifice. Pour eux, la radio ce n'est pas seulement ouvrir un micro devant un invité. Parfois, emporté par l'élan, on en fait même trop, inutilement compliqué dans la forme...
Ce son souvent élaboré est un son qui ne « matraque » pas, à la différence de celui des radios privées. Toutes les radios compressent leur son pour se faire entendre très fort. Pas nous, et cela nous joue parfois de mauvais tours, car il arrive que notre signal sonore soit troublé, voire masqué par le tohu-bohu environnant.
Il n'y a pas seulement le son qui soit singulier, mais aussi un rythme, un tempo très particulier. Il existe heureusement à France Culture des émissions de formes et de formats très divers, amis nous prenons le risque de programmer chaque jour des émissions de longue durée (une heure et demie), chaque samedi une émission de trois heures, « Le Bon Plaisir », chaque été des émissions d'une durée encore plus
longue. Et des séquences qui durent au sein d'émissions qui durent. De ce point de vue, au moment où le temps de médias est de plus en plus émietté et désarticulé, France Culture se singularise vraiment. J'ai lu récemment les propos du responsable d'une émission culturelle qui vient d'être créée à la télévision : « nous avons appris qu'à la télévision, la circulation de la parole doit être rapide. Une intervention de plus de deux minutes, cela devient un tunnel intolérable. » Voilà qui est édifiant. Mais ce n'est rien d'autre que la vulgate de trop de professionnels de l'audiovisuel contemporain.
Bien entendu, nous avons le soucis de ne pas ennuyer, d'offrir des moments d'alternance entre les tons et les formats, mais nous avons aussi le souci prioritaire de « donner du temps au temps », comme disait F. Mitterrand. Car on sait bien que se soumettre à la loi de la vitesse, du live, de l'immédiat, du temps sans durée, c'est se détourner du sens, c'est capituler. J'ai la conviction que ce sont les mêmes qui ne supportent pas le tempo de France Culture et qui ne lisent pas de livres. Raison de plus pour persévérer.
Mais la singularité de France Culture réside aussi dans l'étendue du champ que couvrent ses programmes, paradoxalement plus vaste que celui des radios généralistes, un champ au fond illimité. Dans l'appellation « France Culture », il faut bien sûr, entendre le mot « culture » au sens anglo-saxon. Tous les sujets peuvent être abordés, à condition de les traiter d'une manière, certes difficile à préciser, mais différente des autres. Tel est, en tout cas, l'idéal vers lequel nous tendons, avec de belles réussites et beaucoup d'échecs ! C'est pourquoi il est inexact de dire, comme on le fait trop souvent, que France Culture est une radio thématique culturelle. Si on veut la définir, je crois qu'il serait plus juste de la désigner comme une radio généraliste à dominante culturelle. Ce qui rend parfois le dialogue compliqué avec les collègues responsables de radios culturelles à l'étranger, car le spectre de leurs programmes est beaucoup moins étendu que le nôtre.
Cette ouverture se traduit par des programmes qui font place à tous les modes d'expression radiophonique : d'abord de grands documentaires souvent élaborés qui supposent reportages, recherches dans les archives, dramaturgie, important travail de montage, grands documentaires dont nous avons désormais la quasi-exclusivité ; ensuite, de nombreuses fictions sous forme de pièces radiophoniques, de lectures, de feuilletons, d'enregistrements de théâtre, etc. France Culture diffuse près de dix heures par semaine de fiction radiophonique dont plus de la moitié consacrée à des textes originaux, ce qui en fait une des premières entreprises de spectacles de France. Ce qui me frappe, c'est les mille cinq cents radios privées qui existent aujourd'hui dans notre pays ont délaissé le terrain de l'imaginaire. Comme si seuls l'écrit et l'image pouvaient assumer l'imaginaire. Quelle démission !
Mais la singularité de France Culture, c'est aussi de proposer des émissions régulières qu'on chercherait en vain ailleurs : poésie et science chaque jour à des heures de forte écoute ; chaque semaine, archéologie, éthique, francophonie, architecture, jeux de langue, histoire de la musique... Je pourrais multiplier les exemples, ce serait fastidieux. Je veux seulement montrer que si cette radio existe encore aujourd'hui et qu'elle se développe, c'est parce qu'elle a su imaginer des programmes spécifiques. Si nous nous mettions à copier les autres, à subir les modes et à suivre des recettes miracles, nous serions fichus. Pardon, de me répéter : on n'existe que parce qu'on a de l'audace d'être différent.
Je ne résiste pas, à ce propos, à la tentation de vous citer quelques temps forts des programmes en ces premiers jours de mars où a lieu notre entretien : « Marguerite Duras ou le ravissement de la parole » (trois heures d'archives merveilleuses), une semaine d'entretiens avec Robert Castel, un documentaire et un débat sur l'affaire Kravchenko, un autre documentaire sur Kim Novak, une série scientifique sur les plantes et le développement, une évocation du chevalier Bayard, un long monologue inédit de Roland Barthes, (....). J'interromps à regret cet inventaire, mais si je suis devenu amoureux de cette radio, c'est peut-être d'abord pour son éclectisme. Lieu de liberté - au fait, vous ai-je dit que je n'ai jamais été aussi libre qu'ici ? -, lieu de rencontre et de débat, France Culture se caractérise aussi par la place qu'elle réserve aux cultures étrangères. Près d'un tiers des programmes est consacré à l'étranger sous tous ses aspects, de la géopolitique à l'ethnographie, de la littérature au tourisme. Je tiens beaucoup à cette ouverture internationale qui fait aussi notre singularité. Vous comprendrez que pour maintenir celle-ci, il faut résister à bien des tentations. A commencer par la plus redoutable qui serait de subir le diktat de l'audimat. Je suis ravi d'apprendre que nous avons gagné des auditeurs, amis je peux témoigner de ceci : nous n'avons jamais décidé de programmer telle ou telle émission pour gagner du public, nous n'avons jamais renoncé à une émission au motif qu'elle n'aurait pas de public. Il faut préserver cette chance exceptionnelle dont nous sommes redevables à notre statut de service public. Rien ne serait plus dangereux de faire croire qu'on peut connaître les désirs supposés des auditeurs auxquels il faudrait servir ce qu'ils sont supposés attendre.
Au fond, je pense que le succès de France Culture vient à la fois de rendez-vous réguliers comme « Culture matin », « Le Panorama » ou « les Nuits magnétiques » et de ce que l'ensemble de ses programmes ménage sans cesse des surprises. On peut écouter cette radio comme on feuilletait autrefois « le Magasin pittoresque ».
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