Bonjour, et merci de cette réponse. Je tarde moi aussi à trouver le temps d'y donner suite.
Je ne sais pas si le moniste des deux est bien Dehaene : Je crois que Connes va plus loin dans le point de vue "platonicien" que de simplement tenir pour réelles les vérités mathématiques. La réalité mathématique a pour lui une profondeur plus grande que la réalité physique : elle contient cette dernière, qui n'en est qu'un cas particulier, une implémentation particulière du réel mathématique. La physique "tient" vraiment du mathématique, de son point de vue (que j'espère ne pas trop déformer).
Donc pas forcément de hiatus chez lui entre plusieurs substances, ou plusieurs sortes de réalité.
Dehaene, si l'on n'y prête pas attention, on pourrait le prendre pour un réaliste standard, un tenant de ce que d'Espagnat, justement, appelle le "réalisme des accidents", le réalisme galiléen. Qu'il y aurait pour lui primat du physique, du biologique, que le monde est une simple substance objective, indépendante de celui qui la connaît, et qui se dévoile par le jeu de l'expérience.
Mais en fin d'émission, justement à propos du caractère délibératif du jugement mathématique, il glisse à Connes un argument qui dit autre chose sur sa façon de voir. Dans cet échange, Connes tient l'opinion du réaliste "naïf" au sujet du théâtre du monde, presque celle du quidam : celle selon laquelle il est évident que les arbres font du bruit lorsqu'ils tombent dans la forêt, que quelqu'un soit là pour les entendre ou non. Le juge, même s'il se trompe, statue sur des faits qui ont bien eu lieu.
Dehaene, en retoquant cette évidence, laisse entendre un point de vue plus raffiné sur la question. Pas forcément un monisme, matérialiste ni idéaliste, en tout cas. Bref, pour une fois, Philippe Petit a eu raison de convoquer une référence, celle de D'Espagnat, tout à fait au centre de la question.
Sur Dehaene, je viens de relire que vous écriviez
"la réalité tangible, telle qu'elle existe à l'état brut dans le cerveau humain" : effectivement, il n'est pas impossible que ce soit du côté d'un certain idéalisme que penche Dehaene.
D'Espagnat : j'avais eu en main le rapport d'une discussion à l'ASMP sur le sujet "Physique et réalité", menée par cet éminent physicien, fort éclairante, car elle mettait en discussion des esprits très éloignés les uns des autres. Certains, partisans d'un réalisme objectif fort (Jean Bricmont en l'occurrence), les autres allant jusqu'à assumer une forme de solipsisme méthodologique (Michel Bitbol). Et son "Traité de physique et de philosophie" résume bien ces différents points de vue, en dressant celui propre de D'Espagnat. Mais je suis à peu près sûr que Connes n'est pas au fait de ces débats-là, ou qu'en tout cas il y accorde une quelconque importance.
Sur l'impact philosophique des résultats de la physique quantique, c'est malheureusement un peu la tarte à la crème. D'autant que les physiciens eux-mêmes tirent des conclusions très différentes entre eux non de ces résultats, mais de la façon de donner une interprétation à la cuisine mathématique dans laquelle s'écrit la théorie... suivant notamment qu'ils ont à l'esprit les réflexions qui les précèdent des philosophes et physiciens sur la nature. L'autre tarte à la crême est, par symétrie, celle du procès en inculture philosophique, que les physiciens-philosophes aiment à lancer sur leurs collègues, positivistes sans le savoir.
De toutes façon, les questions du statut de la réalité de l'expérience physique, mathématique et leur relation à l'esprit humain sont aussi compliquées qu'intéressantes.
De mon petit côté, j'ai longtemps nagé avec certitude dans un matérialisme absolu. Puis les brèches ouvertes justement par les lectures de d'Espagnat, ou "pire" de Michel Bitbol ont quelque peu troublé le tableau que je me faisais des choses, vis à vis de la nature du réel, de la connaissance et de l'objectivité. Quand sur ces problèmes se greffent celui des mathématiques, il m'apparaissait au début saugrenu de pouvoir accorder à ces dernières un statut dont on doute même au sujet de la réalité empirique. Et à nouveau, c'est l'écoute des arguments de Gödel à ce sujet, rapportés avec soin par Bouveresse ces dernières années au Collège de France, qui m'ont ouverts des brèches dans les brèches... De quoi jouer un bon moment à un puzzle insoluble
Ah oui, et pour la métaphore juridique, je suis très intéressé par votre point de vue. C'est une analogie qu'on trouve fréquemment, qu'on doit à Kant je pense, mais davantage au sujet de la science synthétique en général qu'à celui des mathématiques en particulier (où un fait n'y est pas "qualifié" s'il n'est pas issu d'un protocole expérimental, et où le mot de "loi" prend du sens, concernant les prédictions des théories scientifiques).