Primo - Liquider la question du doute, dont l'irruption suscite trop souvent un effet de diversion qui propulse le débat dans une impasse. Il est évident que le doute est sain et nécessaire, mais non moins évident qu'il faut en user avec discernement. J'ai remarqué que dans nombre de discussions, introduire le doute relativiste c'est placer une pirouette et faire du hors-sujet. L'injonction du doute produit son petit effet de sidération qui focalise l'échange sur un aspect secondaire du problème, aspect non pertinent pour la discussion. C'est presque toujours fait de bonne foi et en toute inconscience mais en passant on évacue le point difficile. Par ailleurs si je suis attaché au concret, ça n'est pas par prévention contre le doute, mais par souci d'éviter le n'importe quoi comme l'usage immodéré de l'abstraction l'autorise habituellement. Que le concret puisse être entaché de doute, c'est l'évidence même, mais que toute chose puisse l'être ne signifie pas que le doute soit raisonnable dans tous les cas. Là encore un peu de discernement est loin d'être un luxe. Citons Nietzsche : "ne douter de rien est d'un sot, douter de tout est d'un fou". Alors pour qui veut douter même de sa propre existence, et de la présence de la tour Eiffel, et puis de la lumière qui en ce moment lui permet de voir son écran et, tant qu'on y est, douter de la réalité du fait qu'en ce moment même il lit sur cet écran concret des caractères que j'ai concrètement frappés sur mon clavier concret (il est noir, est-ce que je dois en douter ?), eh bien tant mieux pour ce douteur forcené, mais qu'on ne me demande pas de le suivre dans un tel délire. Ce qui est dommageable, c'est qu'il en va de même en pis dans les débats : combien de discussions se trouvent bloquées par la pirouette du doute nécessaire, lui même asséné en toute certitude et au mépris de l'élémentaire distinction des niveaux de réalité (ici je passe les exemples-anecdotes, mais je les tiens à disposition). Aussi tout en me désintéressant un peu de la chose, je me méfie en voyant comment le doute vient pervertir une conversation tout en y injectant l'illusion d'affiner la pensée. Comme ce sont là des considérations générales, merci de ne pas prendre ces remarques pour vous, de même que je n'ai pas pris pour moi votre leçon de doute. Ce qui suivra est davantage personnel, et vise à vous répondre sur la même question : je pense que dans l'ensemble, avec cette préoccupation du doute qui imprègne votre post, vous pratiquez un exercice philosophique individuel qui ne peut prétendre à l'universel, contrairement à ce que vous faites quand vous proposez des définitions. Sur ces dernières je répondrai dans le post suivant, une fois clôturée je l'espère cette digression sur le doute. Mais voyez-vous, réduire la culture à l'exercice du doute, c'est un peu comme réduire l'amour à l'usage du préservatif. Vous écrivez "dans le culturel il y a le savoir mais aussi le doute sur ce même savoir". Pouvez-vous me dire ce que vient faire le doute dans l'existence et dans l'utilisation d'un masque ou d'une arme, d'un instrument de musique ou de cuisine (objets culturels au sens ethnologique) ou dans la fréquentation d'une œuvre du patrimoine (objet culturel au sens courant). Quand vous écoutez une symphonie de Mahler ou quand vous contemplez une toile de Watteau, quand vous lisez de la vulgarisation scientifique ou un conte de Borges (toutes activités à la fois spirituelles, enrichissantes, esthétiques, culturelles) si, dans ces moments, votre activité principale est la pratique du doute, alors il y a quelque chose qui ne va pas. De là mon autre remarque préalable, qui sera plus courte.
Secundo - J'en dirai de même du recours aux images, aux métaphores, et aux abstractions, qui ne résistent pas longtemps à un souci d'opérationnalisation. Le langage comme œuvre collective, non merci ; le vêtement comme langage, non merci. Le "culte de l'image et de l'instant présent"' qui mettrait à mal la culture, ça me semble une abstraction vue de l'esprit, abstraction commode à imaginer et moins commode à démontrer. Le langage, produit inconscient d'une collectivité, ne saurait être une œuvre sinon au sens métaphorique du mot. Quant au vêtement considéré comme un langage, c'est une impropriété pour le linguiste, et tout au plus une commodité esthétique pour l'essayiste/sociologue. Et tant mieux, d'ailleurs, mais pour une réflexion bien étayée c'est inacceptable. Pourtant, qu'il y ait une part de culture dans tout cela c'est indubitable. Mais ensuite rassembler le tout en un gros paquet au sens imprécis, qu'on estampillera "commerce impossible" ou "commerce interdit" ce qui revient un peu au même, alors là je ne comprends pas. Certes vous pouvez refuser le consumérisme (j'y reviendrai), mais si c'est pour le remplacer par le maniement d'abstractions dont on ne sait plus ce qu'elles recouvrent, alors c'est du suicide philosophique, dans les deux sens de l'expression : c'est tout à la fois mettre à mort sa propre pensée, et courir par la pensée vers l'anéantissement de soi.
Pour résumer, je pense que globalement, vous confondez deux choses : la réflexion et le doute. La première ne saurait se passer du second, parce qu'elle a besoin de garde-fous ; mais le second n'est qu'un élément de fond pour la première. Et d'inverser leurs rôles c'est un moyen efficace de bloquer la pensée ou de la faire patiner sur place dans un marécage d'abstractions reliées finalement à rien de bien réel sinon comme produit d'une imagination individuelle.
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Dernière édition par Nessie le Mar 05 Juil 2011, 20:52, édité 4 fois