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Accueil / Regards sur France Culture

Paul Léautaud - Entretiens avec Robert Mallet (1950/1951)    Page 1 sur 2

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Nessie 

Nessie

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Paul Léautaud - Entretiens avec Robert Mallet (1950/1951) - Mar 10 Mai 2011, 00:20

Ces entretiens sont restés célèbres : diffusés en deux fois après un allègement qu'on espère pas trop charcutesque ; puis édités en volume après retranscription hélas au prix de remaniements cette fois très substantiels ; ils auront marqué une génération de Français dont certains les ont ensuite racontés à leurs enfants. Pendant des décennies, ils demeurent à l’état de souvenirs, s’enfoncent aux archives d’où on les ressort par petits bouts, puis sont diffusés en CD par Frémeaux, et maintenant pour deux semaines ils nous reviennent, dans les Nuits de France Culture.

En 1950, Henry Barraud est Directeur du Poste National, tandis que Paul Gilson est directeur des programmes artistiques de la Radiodiffusion française. A leur initiative conjuguée, il faudra encore ajouter les effort sournois de Robert Mallet pour convaincre Paul Léautaud d'accepter le principe de conversations enregistrées. Encore le vieux fou sut-il y mettre ses conditions : il voulait une spontanéité parfaite, aussi Mallet fut bien le seul des deux à préparer les entretiens ; pour la même raison Léautaud voulut ne jamais savoir d'avance ni le sujet de l'entretien du jour, ni les questions qu'on lui poserait.

Une fois le tout mis en tranches de 15 à 20 minutes (au nombre de 38) en collant et en coupant là où on pouvait, la diffusion eut lieu en deux volées : 28 numéros sur le Poste National + 10 sur Paris Inter, de novembre 1950 à l'été 1951. Le montage radiophonique reste minimal : la fin d'un entretien enregistré coincide ou non avec la fin d'une émission ? Dans le second cas, la conversation reprend d'emblée à l'émission suivante, quasi dans la continuité de la phrase. Parfois la fin d'entretien tombe en cours d'émission et c'est en plein milieu de la livraison qu'on constate que quelque chose vient de changer : ainsi c'est au second jour seulement que Léautaud est venu au studio avec sa fameuse canne, dont les coups ne vont résonner sur le pied de la table que le temps de 2 livraisons. A d'autres moments, on sent bien que le vieil atrabilaire est en relative méforme, et que c'est le Recteur qui doit se taper tout le boulot. A part ça au fil des numéros, on découvre leur amitié.

Diffusion : tous les soirs ou plutôt toutes les nuits, de 3h40 environ, jusqu'à 5h. Aux amateurs nous donnons rendez-vous dans ce même fil, chaque soir précédant la diffusion, pour une annonce du programme et une incitation à en saisir les meilleurs morceaux.

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[Le programme de nuit, îlot de culture (I) Jeu 19 Mai 2011].
Nessie(https://regardfc.1fr1.net/t131p340-le-programme-de-nuit-ilot-de-culture-i#9308) a écrit: (...) Pour ma part je ne le crois ni génial ni médiocre. J'aime son oeil acéré, et j'apprécie son style écrit parce qu'il est simple naturel et direct. Je partage sa méfiance envers les procédés littéraires, la fausse élégance des fanfreluches et des images. Cela dit, il fut un temps où, survolant le Journal, il m'est arrivé d'avoir des doutes sur l'intérêt du texte et même de la personne. Et puis je me dis qu'un homme qui a eu l'amitié de Paul Valéry ne peut pas être un imbécile insignifiant. (...)



Dernière édition par Nessie le Mar 29 Jan 2013, 13:43, édité 6 fois

Nessie 

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Première livraison : Enfance - Premiers métiers - Lun 21 Jan 2013, 19:31

Ça va surement en étonner certains aujourd'hui, qu’une telle verdeur de vieil anar et une telle guirlande de rires d’écorcheur aient pu être diffusés à la radio nationale (il n’y en avait pas d’autre) dans la 4eme République qu'on imagine frileuse. Et il y a gros à parier que ça a dû surprendre. Mais il faudrait se demander ce qu’était la radio en 1950 : avant que la télé devienne le média de masse, à l’époque aussi où le cinéma était un loisir de quartier et pas cher, la radio était connue de tout le monde mais n’était pas si répandue : on allait encore l’écouter en soirée chez le voisin.

Cela dit,  c’est d’un autre temps encore que vient Paul Léautaud, puisqu’il est né en 1872. Dans le tout premier entretien de la série, il se souvient de la butte Montmartre, qui était alors un terrain vague. Rien que cette première heure avec Léautaud ça vaudrait déjà un "Mémoires du siècle", s’il n’y avait le personnage du ronchonneur qui lentement va apparaître à l’auditeur ébahi. Et encore : nous n'en sommes qu'aux débuts, donc les bougonnades semblent un peu retenues, les éclats de rire ne sont pas si sonores, et dans le récit frasques et vacheries restent encore à venir : c'est que pour cette première heure, nous en sommes encore aux années d'enfance. Celle de Léautaud s’est passée dans la rue des martyrs et dans le quartier des théâtres, et pour l’intérieur, ce sont déjà, dès le premier entretien, les coulisses de la Comédie Française où il trainait comme chez lui. C’est tout un monde qui ressurgit, le temps d’une série de croquis : le théâtre de la jeune IIIeme République. Cette première série d’entretiens, avant le monde littéraire que Léautaud racontera demain, c’est déjà une machine à remonter le temps.

Attendez-vous à un passage d’abord assez rapide sur la galère qu’est l’enfance dans une telle famille. Très vite nous voila dans le théâtre. Ensuite vient l’adolescence à Courbevoie, avec dans le rôle du goujat en chef son paternel qui était un vrai baiseur de poules. Manifeste est la rancœur de Paul envers ce père à la fois si beau, si vivant, mais aussi passablement répugnant à l'occasion, et puis tellement indifférent de son fils car tellement égoïste. Quant aux mères de substitution, elles défilent car dans le rôle de l'absente nous voyons passer fugitivement la mère réelle. Ici, le récit a été allégé, aussi peut-on renvoyer à la transcription en volume qui est plus explicite. Cela dit, il en reste bien assez dans le montage final pour que l'auditeur comprenne sans ambiguïté : le tableau qu'on est en train de lui servir n'est pas le récit d'une enfance heureuse.

Dans la dernière demi-heure (chronologiquement nous voilà dans le second entretien) le ton devient plus énergique et même quelque peu hargneux. C'est signe que le pli est pris, et que Léautaud a apprivoisé le micro. Qu’est-ce que ça sera d'ici un jour ou deux quand il va se payer l’ambiance du Mercure de France ? En tous cas, à Courbevoie c’est quand même pas toujours la joie hein, même s’il ne veut pas le dire trop franchement là déjà il commence à gueuler quand Robert Mallet veut lui faire dire que c’est pas marrant. Et on voit qu'il en tire tout de même une philosophie, certainement un dynamisme. Donc ça se finit ici avec la première fugue, puis départ de la maison, puis les premiers boulots, l’armée ou plutôt la dés-armée, la ganterie, l’étude LeMarquis, et encore d’autres petits métiers.

Résumons, pour cette première soirée :
- Enfance à Paris - La Comédie Française
- Adolescence - Courbevoie
- Petits métiers - Souvenirs de sa mère
- Les premiers boulots


Tel est donc le jalonnement de ces 4 premiers entretiens : 75 minutes de souvenirs de jeunesse. Dans la suite de ce fil j’indiquerai tantôt l’affiche, tantôt le sommaire, selon que les événements ou les personnes y seront les plus présents : n’oublions pas qu’avant la période de misanthropie érémitique, logé au Mercure Léautaud y fréquente toute la société littéraire de son temps : dans ces entretiens il évoque Jarry, Gourmont, Guitry, Valéry, Gide, combien d’autres.

Il faut remarquer en passant l'attitude de l'écrivain devant l'intervieweur. Notamment ses réactions lors de ses plongées jusqu'aux années 1880 pour répondre au Robert Mallet de 1951 qui juge à la mode de 1951et à partir de sa lecture du Journal Littéraire, dont fréquemment il montre une connaissance qui prend en défaut son auteur lui-même. Et là en réponse on entendra l'esprit indépendant du vieux grognon qui ne s'en laisse pas compter, et qui envoie déjà modérément paître celui qui le regarde avec bienveillance oui, mais tout de même aussi avec le regard biaisé du côté de la plaque. Ce regard biaisé, un esprit de mauvais esprit dirait qu’on le retrouve 60 ans plus tard, avec ce France Culture de 2012 qui fait toute la journée une sottise identique, à juger de tout avec comme grille d’analyse une morale stéréotypée et des idées reçues de l’air du temps.



Dernière édition par Nessie le Lun 21 Jan 2013, 19:52, édité 2 fois

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Deuxième livraison - Avant le Mercure - Lun 21 Jan 2013, 19:34

Dans la  nuit à venir, 2eme série de 4 nouveaux entretiens entre Robert Mallet et Paul Léautaud. Comme les précédents, vous les trouvez enchaînés à la file. 18' + 18' + 20' + 17'. Total : 1h14 en comptant les indicatifs. Si on se reporte à la publication (très retouchée hélas) en volume, ces 4 émissions correspondent à la fin de la conversation 2, suivie de la 3 en entier, puis du début de la 4eme.

De là, on ne se laissera pas trop surprendre par le démarrage de cette livraison, quelque peu abrupt, car la 5eme émission fait suite quasi dans la continuité à la fin de la précédente. L'idéal aurait été de scotcher le début de l'une à la suite de l'autre, et ainsi éviter de sectionner le récit. Décalage de quelques minutes, remodelage superficiel ? L'accommodement eût peut-être été jugé sacrilège, eu égard à la fidélité historique, chose dont on sait qu'elle  est aussi servie parfois par la paresse ou par le crétinisme. Reste que l'édition radio historique elle-même n'est pas si respectueuse des conversations réelles, dont la clarté se trouve ici mise à mal par le découpage.

Ici malgré quelques décrochages temporels, Robert Mallet reste encore  attaché à la chronologie : après la prime enfance, puis l'adolescence et l'entrée dans l'âge adulte, voici enfin les choses sérieuses : un peu de sentimental et même des questions quasi-pipole sur les premières amours du futur "anachorète mondain et priapique" (je reprends ici la formule de Bechtel&Carrière dans leur 'Livre des Bizarres" où ils lui consacrent une notice savoureuse). Puis c'est l'entrée en littérature ou plus exactement c'est la littérature qui entre pour de bon dans la vie de Léautaud. Initialement clerc d'avoué puis administrateur notarial, Paul se frotte à la poésie. Il écrit beaucoup et il brûle autant : des milliers de vers passent à la cheminée, et à l'en croire il n'y a pas lieu de les regretter. Avec son alter ego Adolphe Van Bever qui l'introduira chez Lugné-Poë, ils vont réunir en 3 volumes leur anthologie des "Poètes d'aujourd'hui". 50 ans plus tard c'est l'occasion pour Léautaud de pousser un mini coup de gueule dans le vide "ça n'est pas une anthologie, mais un choix" lisez la préface bon sang ! On échappe de peu au coup de canne, pas encore interdite de studio mais ça ne va plus tarder, car elle a fait suffisamment de dégâts dans les 2 rendez-vous précédents.

Voici comme un sommaire de ces 4 entretiens.
- Pour le tableau de l'époque : l'étude de notaire, l'affaire Dreyfus, la fin de Verlaine, l'amitié de Moréas, le symbolisme. Et Paludes.
- Pour les lectures et les influences : Stendhal, les Frères Goncourt, Mallarmé
- Pour les admirations : Barrès, Taine, Renan, mais aussi les proches si précieux et tant aimés, que sont Adolphe van Bever et déjà Alfred Vallette (mais pour en savoir plus sur le Mercure il faudra attendre encore un peu - demain certainement).
- Pour les anecdotes négatives : Jules Renard, Anatole France, Rimbaud, Zola, Gide la girouette
- Pour les entrées en scène : Gourmont, Valéry.

Quant à l'entrée en scène de Léautaud lui-même, eh bien on le trouve pour sa première publication logé entre Raoul Ponchon et Villette. Ici le vieil emmerdeur se laisse piéger par l'intervieweur Mallet, qui insiste pour lire le début et la fin de cet exécrable poème. "Non ça n'intéresse personne, mais je me laisse faire. Comme une victime." Puis après quelques vers "Vous pourriez peut-être en rester là". Mais Mallet ne décroche pas et Léautaud va devoir avaler le canif jusqu'à la lime. On sent venir l'ambiance qui va les rendre fameux ces entretiens. Les deux compères ne lésinent pas sur l'anecdote. On en trouvera une flopée qui parsèment la conversation. Mais à bien écouter pourtant, même les traits brefs dépassent l'anecdote : ce sont les traits d'un tableau, qu'on trouve dans les jugements et considérations de cette mémoire enchapeautée. Léautaud en quelques commentaires, nous donne son (auto)portrait de lecteur-écriveur, homme qui se doit d'être indépendant, apprend à écrire en lisant les mauvais écrivains et en soupesant chez eux de plus en plus la forme et de moins en moins le fond. Tous les lecteurs de métier font ainsi, dit-il à Mallet, et vous même aussi, non ? De là les leçons de style que Léautaud se paye le luxe d'envoyer par courrier postal à Gide et à Paulhan, avant de conclure le troisième entretien sur les mémorialistes, avec Chamfort et Rivarol. Quant au 4eme qui va clôturer cette livraison, Mallet le ramènera vers un échange plus profond autour de Stendhal, et à l'anthologie réunie avec Adolphe van Bever. La discussion s'interrompt là-dessus, et c'est de nouveau sur cette anthologie qu'ils reprendront demain leur dialogue.  

Voila le parcours. Evidemment je ne dis pas tout et même presque rien car cette page a pour but de vous pousser à l'écouter cette rediffusion. Mais tout de même, ceci : dès cette 2eme série on peut remarquer que le jeu se met en place : les deux interlocuteurs-partners se sont maintenant suffisamment observés. Chacun est capable de coincer amicalement l'autre. Mallet fait quelques gaffes, se fait rabrouer pour un mot mal choisi, mais il sait aussi défendre son bout de gras. A l'occasion c'est lui qui place Léautaud face à ses propres erreurs, ce que l'autre accepte parfois en rigolant, parfois en bougonnant. Ou bien en niant purement et simplement : ce que vous avez lu dans mon journal, dit-il, c'était à moitié imaginé, enfin complètement inventé à partir d'autre chose. Ou alors vous avez mal lu et mal compris : "je n'ai jamais eu d'ambition littéraire !" (et bing). Admettons. On ne sait pas très bien lequel des deux est en pleine ruse, et lequel se trompe. La seule certitude c'est que Léautaud est un roublard sincère, et que Mallet prend plaisir à le cuisiner tout en lui conservant un respect modérément attendri.

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Dernière édition par Nessie le Mar 22 Jan 2013, 20:01, édité 3 fois

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3e livraison - L'anthologie avec Van Bever : Les Poètes d'aujourd'hui (édition 1900) - Mar 22 Jan 2013, 19:53

Cette livraison n'est pas la plus spectaculaire de l'ensemble, mais c'est la plus culturelle puisqu'elle est exclusivement littéraire : toute la discussion est consacrée à l'Anthologie des poètes d'aujourd'hui, parue au Mercure de France en 1900 pour la première fois, et depuis plusieurs fois rééditée. Dans l'intervalle, Léautaud a eu le temps de changer d'avis, d'ajouter et de retrancher. Les éloges seront rares, et presque tous ils seront brefs. C'est qu'entre temps le symbolisme a été enterré au-dessus du Parnasse, qui pour le coup se trouve de plus en plus écrasé. Les amateurs de moments radiophoniques pourront pêcher quelque douceur notamment quand Léautaud très ému lit Guérin (aujourd'hui complètement oublié). Quand il évoque Francis Jammes et Jules Laforgue, deux grands sensibles. Et puis il s'attarde sur Henri de Régnier, et il envoie un éloge chaleureux du vers libre de Viélé-Griffin. Avec ces deux oubliés, 110 ans après Léautaud nous donne franchement envie d'aller fouiner en bibliothèque.

Comme la discussion suit l'ordre alphabétique de l'Anthologie, il leur faut un bon quart d'heure pour en arriver à Mallarmé : Léautaud dit de mémoire un des sonnets les plus célèbres, non sans lâcher un "on ne sait pas ce que ça veut dire mais c'est très beau". Oui très beau peut-être, mais pas du tout émouvant car là il ne pleure plus. Du coup il se prend au jeu et il assaisonne un peu le pauvre Mallarmé. Quelques minutes plus tard c'est au tour de Valéry de passer à la casserole de Léautaud critique, qui balancerait à la poubelle toute la poésie Valéryenne sous prétexte qu'on n'y trouve pas un seul bon vers digne de Verlaine. Du coup voila Léautaud qui s'échauffe et surprend Mallet en déclarant son horreur de la poésie. Comme l'autre ne se laisse pas faire pendant un temps la discussion va gagner en volume sonore. Ca ne dure pas, mais dans le coup de gueule on aura entendu une vision de la littérature, une conception aussi peu intellectuelle que possible, toute de ressenti et d'exigence : exactitude, fluidité, élégance sans affèterie.

Au fil des années et des rééditions l'anthologie est passé de 34 à 73 poètes, en 1928 elle est enrichie de Cocteau, Saint-Pol-Roux et Apollinaire, ce qui nous donne encore l'occasion d'entendre quelques portraits sympathiques. Et puis Mallet conclut sur des absences, celles de Max Jacob, et de Richepin Toulet Claudel Péguy Jarry. Et pourquoi donc, demande-t-il ? On s'étonne un peu de ne pas l'entendre y ajouter Cendrars. Hélas on n'aura pas toutes les réponses, sinon en disqualification mais ça mérite d'être écouté si l'on veut avoir en fin d'entretien quelque exemple de jugement personnel, assumé et indépendant : Claudel n'est pas un poète, Toulet c'est qu'un petit faiseur, quant à Péguy Léautaud s'en tape et c'est tout. Il assume ses goûts et c'est sans complexe qu'il emmerde ceux qui ne pensent pas comme lui autant que ceux qui viennent lui servir la soupe. Du coup il retrouve franchement sa bonne humeur, le temps d'envoyer une dernière torpille à André Gide.

Malgré cette fin amusante, dans les 72 minutes de ce soir il ne faut pas trop y attendre la verve du bonhomme car elle en est quasi absente. Par moments c'est Robert Mallet qui doit faire toute la conversation en face d'un Léautaud éteint qui se contente d'approuver ou de réfuter avec indifférence : finalement malgré Verlaine et Apollinaire, en 1950 Léautaud donne un peu l'impression de s'en moquer complet, de la poésie 1900 encore plus que du Parnasse. Pour la plupart des auteurs de son anthologie, Léautaud semble n'y voir plus que des phraseurs ou des fabricants. Tout de même au fil de la discussion il s'anime progressivement par exemple au détour de la 35eme minute, quand une brève évocation de Léon Bloy lui donne l'occasion de fusiller le vieux dingo de Bourg-la-Reine, non sans saluer au passage son sens de la formule méchante, dont on pense que lui-même a pu largement s'inspirer.

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Nessie 

Nessie

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4e livraison - Le petit ami - Mer 23 Jan 2013, 19:03

Décidément les jours se suivent et ne se ressemblent guère avec ce diable d'homme qui ne ressemble à personne. Pour cette 4e livraison, nouveau changement de ton : après l'oeil du Léautaud lecteur de poésie nous aurons ce soir le Léautaud intime, et bien plus encore que dans son Journal, même. Car dans le Journal on y trouve de tout tandis qu'ici ce sont les pages de l'intimité. Si je dis "intime", c'est bien parce qu'on est loin encore de ses frasques une fois parvenu à son âge très mûr. Car ce sont encore les années de jeunesse : nous sommes toujours en 1903. Depuis quelque temps Léautaud est entré au Mercure de France au moins comme auteur sinon comme employé. Il propose à Vallette un livre de souvenirs arrangés, qu'il voudrait intituler "Souvenirs légers". Vallette changera le titre pour "Le petit ami". Toute la discussion entre Mallet et Léautaud va nous maintenir sur ce petit livre, dont ils ne s'éloignent que pour de brèves digressions.

Il faut dire que l'entretien peut sembler elliptique à l'auditeur non initié. Alors que faut-il savoir ? En premier lieu, que Léautaud a 30 ans. Que parallèlement à ses emplois alimentaires il fréquente une société de gendelettres où il fraye avec des théâtreuses, femmes qu'il décrit comme des cocottes (il dit "des catins") ou au moins de moeurs légères. Ce monde il le décrit. Il n'invente rien. Ou plutôt comme il arrange ses souvenirs il invente tout, et pourtant tout est vrai. Donc le voici, le Léautaud intime de la trentaine. Ce qu'il faut savoir aussi, c'est qu'une partie du livre lui est inspiré par sa propre mère, qui l'avait abandonné dès la naissance. Par moments on évoque un épisode connu sous le nom de "Voyage à Calais" : c'est le voyage d'octobre 1901 auprès de sa tante Fanny qui est en quelque sorte aussi sa belle-mère par anticipation puisque c'est en commençant par elle que ce baiseur de poules qu'était Firmin Léautaud avait carotté l'une après l'autre les deux filles de Madame Forestier. Fanny est à l'article de la mort. C'est à cette occasion que Paul (notez comme on l'appelle encore Paul tant qu'il est encore jeune) enfin reprend contact avec sa mère, qui l'avait vu jusque là pas plus de quelques heures en tout. Ils se retrouveront épisodiquement, le temps d'une passion vénéneuse et d'une déception intense, dont il reste la correspondance. Donc oui, c'est un Léautaud, très intime pour le coup. Jeune, sentimental passionné, bien loin du cynique désabusé de 1950.

Mais quand même c'est l'homme de 1950 qui nous parle et qui raconte l'histoire. Soit il prend des libertés, soit il baratine un peu quand lui vient un reste de pudeur ou de regret, mais la plupart du temps il jette un regard à la fois désabusé et sincère sur ces années qui ont maintenant un demi-siècle d'âge, et il assume énergiquement sa position nouvelle. En face, Mallet est un intervieweur intelligent : il a lu le Journal, il sait d'avance les contradictions. Il va pousser Léautaud à lui sortir sa méthode littéraire, que l'homme dit totalement exempte d'imagination : c'est par une erreur délibérée que le livre a été qualifié de "roman", au grand dam de Léautaud. Difficile de dire la part de naïveté ou de conformisme faussement choqué chez Mallet : jugeant peut-être son interlocuteur un peu remuant et difficile à contrôler, il trouve malin de réitérer la ruse de l'entretien précédent, et se lance dans un inventaire des citations placées en épigraphe à chacun des chapitres. Il donne ainsi à Léautaud l'occasion de développer en une série de commentaires sa philosophie des passions et des émotions. Pendant toute l'heure qui va suivre, le moraliste amoral qu'est Léautaud se défend de trop prendre au sérieux même ses propres sentiments et ses propres drames, tout comme il se refuse à déplorer les effets de la désastreuse ambiance familiale qu'on lui avait fait endurer dans son enfance. L'homme est à la fois d'un stoïcisme qui le rend optimisme, et d'un pessimisme qui fait de lui le cynique qu'on connait.

Pessimisme cynique qui vire à la fameuse misanthropie dans le dernier quart d'heure, quand Mallet sans vraiment changer de sujet, quitte l'ambiance un peu étouffante des passions pour parler de l'accueil fait au livre. Il lance Léautaud sur la question des prix littéraires. C'est que 1903 est la première année du Goncourt, et le Léautaud de cette année-là, présenté au prix par Mirbeau, a pu y croire. Car le livre a fait son bruit. Mais voila, 50 ans après non seulement il s'en tamponne, mais il crache à la fois sa détestation des prix et son mépris pour quiconque court après eux. Mallet sent qu'il tient un bon filon, alors y va : il pousse Léautaud dans ses retranchements, le met face au Léautaud de 1903 qui n'aurait pas dédaigné ce prix mais justement l'homme de 75 ans qui a changé d'avis, assume parfaitement sa position et crie sa répugnance. Elle est pleine de santé. Pourtant l'homme ne renie rien et surtout pas lui-même. En 50 ans il a vécu, et il a simplement changé d'avis. Tout au long de cette heure on le voit pratiquer l'autocritique. Il jette sur ces émotions intensément vécues, un regard lointain, détaché. Il y a décidément bien des leçons à prendre auprès de cet homme qui, comme dit Mallet, tient en permanence les deux montures de l'émotion et de la raillerie. Il faut vivre, dit-il et pourtant il ne faut pas non plus être trop dupe de ce que l'on vit.

Et puis l'autre personnage qui apparait de plus en plus précisément dans les dernières minutes, c'est le père de Léautaud. De ce père il parlera plus largement demain, pour "In memoriam" qui est son second ouvrage autobiographique, où dit-il commence vraiment sa carrière d'écrivain. C'est tout près de la fin de l'entretien, il s'en explique et ça je n'en dis rien sauf ceci : à vous de l'entendre.

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Nessie 

Nessie

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5e livraison - La mort du père - In memoriam - Jeu 24 Jan 2013, 18:57

La livraison de ce soir sera moins homogène que les précédentes : au sommaire on trouvera :
- la mort du père, déjà pressentie hier en fin de la 4e livraison (qui correspond exactement à celle du 8e entretien)
- le Mercure de France, où Léautaud entre grâce à Rémy de Gourmont, et là quelques minutes sur la chronique théâtrale (à retrouver plus longuement dans la 6e soirée),
- enfin la fameuse ménagerie que Léautaud entretient à domicile, sauvant les chats perdus du quartier puis les chiens et aussi pourquoi pas les chèvres. Ménagerie qui finalement contraint Léautaud à déménager jusqu'à Fontenay-aux-roses.

Sous ce peu d'unité on trouvera quand même pour dominer l'ensemble un thème essentiel : la sensibilité particulière du bonhomme. La discussion reprend sur la mort du père ; elle finit avec les animaux. Un moment vibrant environ à la moitié du total, étant celui où Mallet lui même ému, lit l'hommage écrit par Léautaud à son chien mort, le griffon Singe.

Mais d'entrée c'est donc une autre mort, celle du père, Firmin Léautaud. On remarque que le dialogue radiophonique met face à face deux hommes qui ne se comprennent guère : Mallet est un conformiste installé qui défend la morale standard. En face, Léautaud est un homme à l'esprit indépendant capable d'assumer les contradictions que lui impose son amour de la vérité, amour où l'on aurait bien tort de trouver du cynisme. On remarque aussi qu'il refuse systématiquement de se donner le beau rôle. C'est fait non sans humour mais en tous cas sans complexe : que l'autre le juge ridicule et ça fait marrer l'écrivain, de son célèbre éclat de rire devant l'ami, car tout de même ici ce sont deux amis qui discutent devant le micro. De cela, au moins dans cet entretien on n'en peut plus en douter : les désaccords sont occasions de saillies amicales et complices (des deux côtés), et sur la fin on devine une entente profonde alors même que leurs points de vue diffèrent sur presque tout. Peut-on trouver meilleure définition de l'amitié ?

Racontant comment il a veillé pendant 5 jours son père mourant, Léautaud peut-être superficiel mais toujours sincèrement lucide, ne parvient à se trouver qu'un mélange de curiosité fascinée et d'apitoiement naturel devant le mourant. Par naturel, il faut entendre : nullement filial. Mallet ne comprend pas, suggère quelque penchant malsain ou cynique, ce que l'autre réfute : c'est d'exploiter la chose qui serait malsain. Pourtant c'est précisément ce qu'il fait au moment même du décès, quand il pense déjà au texte qu'il en fera, au livre que ça pourrait devenir, qui sait ? Mais voila, comme déjà hier, Léautaud n'affiche que mépris pour les sentiments ordinaires, y compris les siens. Du coup le tableau est sans concession, toujours pétri de naturalisme, d'ailleurs un peu plus loin on entendra une brève condamnation du maniérisme, quand Léautaud en vient à brocarder Loti ou Huysmans. En plus de Firmin Léautaud il y aura d'autres morts dans cette première partie : celle de Schwob ; celle de Charles Louis-Philippe et là il ne faut pas louper ce tableau dont le trait est féroce ; enfin la mort du "Bailli" entendez pas là le surnom donné par Léautaud à Henri-Louis Cayssac, le mari de sa maîtresse d'alors Anne Cayssac ou "La Cayssac", plus couramment désignée comme "Le Fléau". En arrivant chez Henri-Louis, Léautaud trouve son ami mort dans son fauteuil et encore chaud. La description, clinique, est lue par l'écrivain. On y chercherait en vain toute trace de mauvais esprit. Il en va de même avec la lecture suivante, signalée plus haut, où cette fois c'est Mallet qui lit l'hommage au griffon enterré dans le jardin de Fontenay.

J'allais oublier de signaler qu'il y aura de nombreuses lectures dans ces 70 minutes. Celle-là est particulièrement émouvante. Au fil de cette première moité qui correspond exactement à la 9e conversation, apparait un portrait psychologique de Léautaud : à la fois matérialiste, mélancolique, épris de vérité et de liberté, aussi bien pour lui que pour autrui. Léautaud c'est la sincérité. C'est une sensibilité qui fait bon ménage avec la lucidité. Mélancolique mais fataliste. A la fois curieux de tout et planqué derrière ses choix, parmi lesquels ses refus ne sont pas les moins énergiques. Casanier en même temps qu'aventurier, oui mais seulement par l'esprit.

Dans la seconde moitié de cette 5e livraison ....

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Dernière édition par Nessie le Dim 03 Fév 2013, 18:17, édité 2 fois

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Nessie

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5e livraison, suite - Le Mercure de France - La ménagerie de Fontenay - Ven 25 Jan 2013, 20:07

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Dans la suite de cette livraison, nous voyons apparaître la légende vraie de Léautaud, qui complète le tableau de sa sensibilité : à la misanthropie pleine d'indifférence vient s'ajouter un amour des bètes. Mais avant cela, les deux hommes emmènent l'auditeur Rue de Condé, pour une promenade dans les bureaux du Mercure de France, où en 1908 Léautaud est devenu secrétaire. On y rencontre ou on y retrouve Gourmont, Van Bever, et bien sûr Vallette éditeur valeureux en même temps que courageux revuiste qui prend ses responsabilités et laisse à ses auteurs la plus entière liberté, du moins jusqu'à ce qu'il leur retire la rubrique. C'est ce qui arrivera d'ailleurs à la chronique théâtrale de Maurice Boissard, dont Léautaud sera lourdé tout en se trouvant déposé dans une autre, spécialement créée pour lui par Valette et donc mieux taillée à sa mesure : la 'Gazette d'hier et d'aujourd'hui'. Vous entendrez l'histoire et les raisons de ce jeu de chaises, et vous saurez quelle sorte d'homme était Vallette. Vallette qui aura exploité Léautaud en tant qu'employé dans le même temps que, comme auteur il l'aura promu encouragé poussé, tenu et soutenu. Léautaud lui doit tout, dit-il. Mallet une fois de plus ne comprend pas. Et une fois de plus, Léautaud tout à la fois se marre et exprime quelque regret de se trouver éjecté du Mercure en 1941.

Dans tout cet entretien, les deux hommes qu'on peut trouver de plus en plus complices et amis, ne cessent de se heurter. Décidément Mallet ne comprend pas les contradictions de Léautaud. Laissons l'auditeur les découvrir. On peut y trouver peut-être quelque influence de la fréquentation de ses amis à grand discernement, peut-être de Valéry car une surprise de ces entretiens, c'est de trouver en Léautaud quelques traits non plus seulement du Neveu de Rameau, mais de Monsieur Teste ; ou bien de Gourmont qui pratiquait la dissociation des idées (entendez : le refus de ces idées fausses qui procèdent à la fois de l'amalgame et du cliché). Au bout du compte notre homme apparait surtout comme un esprit franc et lucide, et par là original. En face Mallet tente de lui donner quelque leçon, un peu comme le faisait il y a peu encore un Olivier Germain-Thomas, mais sans le ton sentencieux et les airs supérieurs que ce dernier se donnait couramment face à ses invités. Donc oui, laissons l'auditeur les découvrir ces contradictions, non sans signaler d'avance un bonne raison de rigoler : l'atrabilaire ermite et misanthrope reconnait être un petit bourgeois, mais surement pas un bohème. Seulement comme Mallet insiste, l'autre finit par accepter le qualificatif. Bourgeois donc, et bohème ah bon, mais kamème certainement pas bourgeois-bohème : car Léautaud c'est l'allergie aux idées reçues comme notre temps nous en gave. Léautaud c'est l'anti-Caroline Broué, bien sûr. La chose n'est pas douteuse et on peut la prouver scientifiquement : à un repas en face à face avec Léautaud, n'importe quel homme de radio un peu sensé (et même Robert Mallet) préfèrera un déjeuner bio en compagnie de Caroline Broué. Pour tenir le coup, les allergiques aux idées formatées de la bobotitude parisienne n'auront qu'à se fourrer du persil dans les oreilles !

Soucieux ne pas finir par une vacherie même végétarienne, histoire aussi de conclure sur le même ton que l'émission cette vigoureuse incitation à l'écouter et à la savourer, je reproduis ci-dessous la dédicace placée par Léautaud juste après la page de titre du premier volume de ses chroniques théâtrales, précédant même l'avant-propos de Marie Dormoy et l'avis au lecteur :

A
mes chats
à
mes chiens
à
la mémoire
de ceux de leurs camarades
qui m'ont quitté
Je dédie
ces chroniques
écrites en leur compagnie
pour moi
la meilleure de toutes

Nessie 

Nessie

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6e livraison - Le théâtre - Lun 28 Jan 2013, 19:36

Avec la 6e tranche de ces entretiens voici une soirée Léautaud de bon ton. Et même, vont dire certains, c'est un Léautaud plutôt premier degré et sans excès. Mais non sans intérêt. On entendra surtout le Léautaud moraliste, par exemple l'homme révolté par la goujaterie du Boulevard quand c'est un personnage féminin qui fait les frais des rires gras. C'est qu'en Léautaud, le misogyne est surpassé par le misanthrope. L'homme est tout autant capable de rire aux tragédies, que de se laisser émouvoir aux comédies. Pour savoir si ses raisons tiennent la route il faut les écouter. Voici le programme :
- La vie avec les animaux
- La critique de théâtre - Critique de la tragédie
- Le théâtre classique - De Molière à Hugo,
- Le théâtre moderne - Jusqu'à Rostand et Claudel

Dans l'ensemble on y entendra moins de rigolade que dans les soirées précédentes. Ca ou là une pique à l'un ou l'autre dramaturge qui n'a pas l'heur de lui plaire. Mais c'est sans passion et non plus sans joie mauvaise que Léautaud classe dans le médiocre quelques unes des gloires nationales : Racine, Corneille, Hugo, Claudel. Et là encore ça vaut la peine d'entendre ses raisons. En tous cas il ne flingue pas (pas encore). Du coup, un temps on se demande d'où Mallet nous sort ce critique, si différent du personnage truculent des 5 premières séries ? Peut-être est-ce un effet de la fatigue, ou bien il commence à s'habituer à la situation d'entretien ? Ou bien est-ce que les deux sujets (les animaux, le théâtre) étant ses plus grandes passions, il se trouve un temps perdre le goût de l'outrance, de l'ironie. Jamais lassé des premiers, jamais blasé du second, Léautaud parle ici de façon dépassionnée et quasi sans humour. C'est donc une occasion rare pour ceux qui veulent découvrir le personnage au naturel et non plus préoccupé de choquer ou de s'amuser.

Sur les animaux, il décrit en termes simple sa vie avec eux. C'est sans surprise qu'on l'entendra désapprouver la chasse et la pêche. Au détour d'une anecdote on rencontre Pergaud, Vallette. Ce même Vallette qui lui avait confié en septembre 1907 la rubrique de Théâtre dans le Mercure de France. Au Mercure et ailleurs, Léautaud sous le pseudonyme de Maurice Boissard signera environ 135 chroniques en 35 ans. Mais de Boissard il sera question demain. Pour ce soir, Mallet s'attache à parler de théâtre et à parler de la critique. Nous aurons donc les deux théories. En premier lieu, un vade-mecum de la critique, dont je suis certain qu'on gagnerait à l'appliquer aujourd'hui dans la critique littéraire et aussi en forum si un jour nous parvenons ici à faire de la critique radio : juger au cas par cas, en toute sincérité et indépendance, et selon son propre agrément c'est à dire avec une subjectivité assumée ce qui ne veut pas dire toujours sur un ton tranché.

Et puis il y a la théorie du théâtre. Et là, l'auditeur naturel de France Culture, je veux dire celui qui cherche à s'instruire, il pourrait bien y trouver le moment le plus profitable de ces 10 soirées. Si on veut la résumer : Léautaud préfère le naturel et la comédie, le ton populaire de Molière et de Shakespeare. Et il se défie de la tragédie et du grandiloquent. J'ai dit plus haut qui se trouvera dévalué sinon éreinté. Quant à ses préférences, il parle longuement des grands personnages de Molière, et fait l'éloge de Beaumarchais, de Guitry qu'il trouve doué mais hélas un peu léger. Parmi les modernes, Mirbeau est des rares à trouver grâce à ses yeux, avec quelques autres qui sont maintenant bien oubliés. Il y aura de la surprise quand il évoque Courteline ou Feydeau. Exemples à l'appui, Robert Mallet lui fait remarquer que ses goûts de 1950 ont bien changé depuis la rédaction des chroniques. Comme Léautaud conteste, Mallet lit des extraits et l'autre est bien obligé d'en convenir : il vient de râler modérément contre Courteline et Jules Renard mais Maurice Boissard les avait appréciés. Par contre pour Flers et Caillavet il est resté cohérent en leur reprochant de s'inspirer un peu trop des confrères. Déjà dans le premier volume je trouve ceci " MM de Flers et de Caillavet continuent au Gymnase leur petit métier de rafistoleurs dramatiques. Nous aurons bientôt avec leurs pièces une encyclopédie complète du théâtre depuis 40 ans".

Dans ces 75 minutes ceux qui aiment s'amuser seront tout de même servis par quelques bons mots et quelques histoires. Par exemple l'histoire de la petite chienne qui a beaucoup aimé les poèmes de Paul Fort. Ne loupez pas cela dans le premier quart d'heure c'est délicieux (comme ça l'a été pour elle de boulotter Paul Fort, justement). Une autre histoire aussi drôle et authentique est celle de l'homme qui essaie 4 fois de noyer son chien et qui à son tour tombe à l'eau. Je ne vous dis pas la fin telle que Léautaud la raconte, car je ne sais pas finalement si je la trouve savoureuse ou atroce. A vous de voir ou plutôt d'entendre. Je préfère vous recopier sa lettre à un agriculteur des Cotes du Nord : en tirant sur un chat, l'homme avait tué d'un coup de fusil son propre fils âgé de 18 mois. Ce courrier étonnant n'est pas dans sa correspondance ni dans l'émission de ce soir. Je l'ai trouvé chez Bechtel & Carrière :

<< Paris, le 29 avril 1936

Monsieur,

Je lis dans les journaux "l'accident" qui vient de vous arriver.
En voulant tuer un chat vous avez tué votre enfant.
Je suis ravi. Je suis enchanté. Je trouve cela parfait.
Cela vous apprendra à être à ce point cruel à l'égard
d'une malheureuse bête.

Encore tous mes compliments.

Paul Léautaud >>

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Nessie 

Nessie

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7eme livraison - Maurice Boissard, éreinteur - Mar 29 Jan 2013, 17:56

Hier soir Robert Mallet avait enfin traîné Léautaud au théâtre. Ce soir avec la 7eme série nous restons dans la continuité : après les auteurs vient le tour des acteurs et celui des metteurs en scène. Bien que la plupart des noms cités soient maintenant enfouis dans l'oubli, le propos sera clair, parce que l'esprit critique conserve son bon sens. Quand bien même Léautaud dit n'avoir pas de principe directeur, Mallet n'aura pas grand mal à lui tirer les vers du nez pour lui faire sortir sa doctrine : celle d'un râleur au goût réactionnaire, rétif à la nouveauté et privilégiant toujours la facture classique. Mais aussi celle d'un homme épris de liberté et de vérité, attaché à écrire exclusivement selon son bon plaisir. Dans la suite de l'entretien, il revendique l'étiquette d'individualiste, refusant celle d'anarchiste qu'on lui colle si fréquemment.

Pour ce qui est de la fameuse sévérité de son jugement, il s'en explique par la piètre qualité de la production théâtrale : mes critiques sont plus souvent négatives qu'élogieuses parce qu'il y a plus de mauvais numéros que de bons, dit-il. Et quant à son habitude du sarcasme et de la vacherie, il assure n'y mettre ni mépris ni malignité, tout au plus vivacité et malice. Il argue que son jugement n'engage que lui, et que quiconque écrit fut-ce trois lignes est justiciable de l'opinion de n'importe qui. D'ailleurs lui-même se montre indifférent à ce qu'on pourra écrire de lui. Tout de même, pressé par son interlocuteur il reconnait ne pas renoncer au plaisir d'un bon mot. Ca veut dire : une vacherie ; dans l'entretien vous en entendrez quelques-uns, lus par Mallet. L'auditeur est en droit de penser que le florilège ferait mal. De fait, dans le Dictionnaire des injures littéraires de Chalmin, Léautaud qui a d'ailleurs sa rubrique d'égratigné (3 pages) comme on pouvait s'y attendre, vient en tête pour le nombre de citations c'est-à-dire de vacheries envoyées ; il précède de peu les Goncourt (qui comptent pour deux ?) mais se trouve plutôt loin devant des flingueurs redoutés comme Rinaldi, ou devant des déverseurs de tombereaux comme Léon Bloy.

Léautaud s'expliquera aussi sur les raisons et le choix du pseudonyme de Maurice Boissard, qu'il prend en signature de sa chronique au Mercure de France. Initialement prise en intérim, la rubrique tiendra par intermittence jusqu'en 1920 où elle lui sera retirée suite aux protestations de Rachilde. Quoique Vallette, en compensation, lui en offre une autre où sa liberté va rester entière (la Gazette d'hier et d'aujourd'hui), Léautaud qui est en quelque sorte né dans un théâtre ou du moins y a grandi, persiste à rédiger sa rubrique alors si elle est interdite de séjour au Mercure eh bien qu'à cela ne tienne : il ira placer à la NRF. Et puis un jour, de la NRF aussi, il part en claquant la porte parce qu'on lui refuse le droit d'éreinter Jules Romains. Et là c'est le même cinéma si j'ose dire : à partir de ce jour il donnera sa critique aux Nouvelles Littéraires, où de nouveau il tiendra le coup pendant quelques années, jusqu'à la guerre. Sacrée tête de mule à qui on ne la fait pas et qui ne fait que ce qu'il veut, tonnerre.

Dans le dernier quart de l'émission, c'est un Léautaud de plus en plus grognon mais toujours rieur, qui se voit poussé par le confesseur Mallet à dévoiler sa non-philosophie, plutôt sa philosophie morale. Une morale non conforme, qu'avec énergie il déclare exempte de méchanceté car il se montre toujours soucieux de ne pas nuire à autrui. Donc, suivez-moi bien, ni goût de choquer, ni goût de la férocité, mais quand même l'évident plaisir de donner libre cours à son esprit critique. Alors voyez comme c'est amusant : les reproches reçus en retour par le titulaire de cet esprit critique, ce sont les mêmes que ce forum a pu recevoir parfois : critiquer c'est courir le risque de passer pour aigri, envieux, méchant, armé de dépit et sans respect ? Mais à tort. Léautaud écrit des vacheries, mais n'envoie jamais de coups bas. Si un travail est mauvais il le dit. Si les acteurs jouent mal ou si les auteurs sont sans talent, il l'écrit. La perfidie serait de s'attacher à nuire à autrui de façon injuste, entendez en douce, en recourant à l'invention par exemple. C'est tout de même piquant, quand on écrit dans ce même forum autant de critiques qu'on le peut, de retrouver dans ces mots de Léautaud la même réaction aux réponses de vierge effarouchée que nous recevons quand ce ne sont pas des coups bas (du moins à l'époque où nous n'avions pas encore tué nos trolls). Comme on constate que ceux qui veulent nous rentrer dedans ne tiennent pas tellement la distance, c'est par pure bienveillance qu'on les enverrait lire les bons auteurs. Léautaud, par exemple. Nul doute que ça les rendrait moins mauvais. La vraie question, c'est le temps qu'il leur faudra pour comprendre la leçon.

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Dernière édition par Nessie le Dim 03 Fév 2013, 18:25, édité 1 fois

Nessie 

Nessie

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8e livraison - La chanson du mal-aimé - Mer 30 Jan 2013, 18:24

Ce soir Mallet reprend le fil chronologique, qu'ils avaient interrompu presque depuis le début. Donc les voila repartis en 1910 : Léautaud vit en célibataire, avec chez lui sa ménagerie. Employé au Mercure de France, il fréquente Rémy de Gourmont. On n'en parle plus beaucoup de Gourmont, pourtant dans notre époque où fleurissent le cliché et l'amalgame, ça serait pas du luxe de remettre en œuvre sa "dissociation d'idées". Gourmont a sa rue à Paris sur la butte Bergère qui est une colline dans le quartier des Buttes Chaumont. Elle est archi connue des collectionneurs d'endroits atypique dans la capitale, et de là elle doit l'être aussi de tous les régisseurs, pour ses escaliers, son ambiance de village, et sa vue sur tout Paris depuis Belleville.

Après Gourmont, les deux interlocuteurs vont évoquer André Billy, André Rouveyre, puis Apollinaire. Léautaud raconte comment fut publiée la Chanson du mal-aimé, qui du coup lui est dédiée (vous pouvez vérifier dans votre volume d'Alcools). Mais ce qu'il ne dit pas ce soir Léautaud parce qu'il l'a dit il y a quelques jours, c'est que la version finale est moins belle pour son goût, car gonflée d'éléments qui jurent quelque peu dans le cycle. Pourtant la lettre des cosaques zaporogues au Sultan de Constantinople, on pouvait croire que Léautaud allait aimer ... ? Mais peut-être qu'il n'admet pas qu'on rigole en poésie, allez savoir...

Ensuite vient la guerre : mobilisé à l'arrière, Léautaud n'en fout pas lourd. Il échappe de peu à un conseil de guerre que devrait lui valoir propos malheureux ; l'anecdote laisse rêveur. L'histoire continue : notre homme parvient à la cinquantaine. Et au fil des ans voila qu'il se ramollit, se juge atteint de sensiblerie, mais aussi retrouve une certaine jeunesse, celle dont il a été privé 30 ans plus tôt. Là on ne sait plus très bien qui parle : le vieux dragon édenté de 1951, ou bien le jeunot déjà misanthrope de 1920. Ici Mallet essaie une fois de plus de le pousser à bout. Pendant de longues minutes c'est un piteux échec, mais rassurez vous à la fin de ces 80 minutes ça va finir en feu d'artifice. Pour l'instant l'autre semble tout simplement en avoir assez. D'ailleurs il le dira à Julien Benda dans un entretien qui sera enregistré à leur insu, et que vous entendrez diffusé tout à la fin de la série : "tout cela est bien long" dira en substance Paul Léautaud ce jour-là. Ce soir face à son intervieweur il se refuse à éclaircir les contradictions que l'autre pointe, en comparant son Journal et ses propos présents. Hier qualifié de "confesseur", ce soir voila Mallet promu examinateur : "j'ai l'impression de passer un examen" dit l'écrivain. Résultat il ne cherche même plus trop à répondre : il lui faudrait dépenser encore en introspection une énergie qu'il n'a plus tellement l'air d'avoir dans son magasin. Peut-être même pas tellement doué pour l'auto-portrait et pas du tout pour se justifier d'ailleurs il s'en tape, ça au moins c'est évident. Bref il est fidèle à sa devise : "me foutre de tout et n'écrire que ce qui me plairait". On peut dire que l'entretien patine quelque peu. Mais ils vont se réveiller dans la dernière partie.

Vient alors le chapitre des femmes. Ceux qui ne peuvent pas blairer Léautaud ne doivent pas manquer ça : c'est probablement là qu'il apparait le moins correct et le moins supportable : les femmes ? Mais voyons Mallet, ce sont des êtres inférieurs, privés d'intelligence. Tout homme a forcément eu envie d'étrangler une femme. Euh sauf lui, dit-il. Et avec tout ce qu'on a déjà entendu, notamment le récit du voyage à Pornic où il se fait piétiner par la mère Cayssac surnommée "le Fléau" (ici on comprend les raisons de ce surnom) on se demande un peu pourquoi lui seul n'a jamais eu la tentation. Bon je vous fais pas le détail. Par moments c'est marrant et par moments c'est un peu énorme de sexisme, même pour l'époque. Cela dit, c'est parfaitement contradictoire avec l'attitude quasi-féministe du critique de théâtre dans la livraison d'hier. Par chance le niveau s'élève quelque peu dans les 20 dernières minutes avec les commentaires sur le recueil des "Amours". Les moments vraiment crus de ces Dialogues, connus depuis 60 ans, c'est ici qu'on va les entendre. Ils sont tout aussi obscurantistes, notez bien. Dans son rapport aux femmes, à la femme, Léautaud se refuse à tout intérêt autre que charnel, et au micro il le dit comme ça et sans prendre de gants. En face l'autre tente de s'inscrire en faux mais on peut aussi trouver que ses réactions ne vont guère plus loin. Reste qu'au fil de l'entretien ils sont de moins en moins d'accord. On a déjà entendu << Oh, oh... oh vraiment Mallet, vous savez .. ! >>. Visiblement l'intervieweur a trouvé le filon, et le voila qui se flatte d' "insupporter " le vieux râleur qui du coup en profite : il saute sur ce verbe fautif et entreprend de donner une leçon à Mallet. En clair, il cherche à dégager en touche, le filou ! Mais Mallet ne lâche pas comme ça une proie. Tous deux continuent leur cinéma et on comprend pourquoi ces entretiens ont marqué une époque. Mais parce que ce billet quotidien a pour but de vous pousser à l'écoute je ne vous en dis pas plus sur la suite, sauf que ça finira savoureux, et en apothéose : malgré son rire final de perdant pas rancunier, Léautaud a les deux épaules à terre et Mallet le recteur content de son factum, peut quitter le ring content...

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Dernière édition par Nessie le Dim 03 Fév 2013, 18:27, édité 1 fois

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Re: Paul Léautaud - Entretiens avec Robert Mallet (1950/1951) -

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