Par delà le bien et le mal
Troisième partie
Le phénomène religieux
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(…)
Il y a chez l’homme comme chez toutes les autres espèces animales un excédent de ratés, de malades, de dégénérés, d’infirmes, d’êtres voués à la souffrance. Les réussites, chez l’homme aussi, sont toujours l’exception, et même, l’homme étant l’animal
dont le type n’est pas encore fixé, la très rare exception . Mais il y a pis : plus le type humain que représente un homme est haut placé dans la hiérarchie, plus il devient invraisemblable qu’il réussisse à prospérer ( ???) ; le hasard, le règne de l’absurdité dans l’économie globale de l’humanité n’apparaissent nulle part nulle part de façon plus effroyable que dans l’action destructrice que ces facteurs exercent sur les hommes dont les conditions d’existence sont délicates, complexes et difficilement prévisibles.
Comment se comportent les deux grandes religions, le christianisme et le bouddhisme, à l’égard de ces innombrables ratés ? Elles cherchent à les faire survivre, à conserver tout ce qui peut être conservé ; elles prennent même systématiquement parti pour ceux- là , puisqu’elles sont les
religions des souffrants : elles donnent raison à tous ceux qui souffrent de la vie comme d’une maladie et qui voudraient obliger à tenir pour faux tout autre sentiment de la vie et à le rendre impossible. On a beau estimer aussi haut qu’on le voudra cette sollicitude, ces ménagements et ces soins qui profitent aussi et ont toujours profité au type humain supérieur, lequel a toujours été le plus souffrant, tout bien considéré, les religions qui ont régné souverainement jusqu’à ce jour ont contribué pour une large part à maintenir le type de l’homme à un niveau inférieur ; elles ont conservé trop d’être qui auraient dû périr. On leur doit d’inestimables bienfaits ; et qui serait assez riche de reconnaissance pour ne pas sentir son indigence en présence de tout ce que, par exemple, les « clercs » du christianisme ont fait pour l’Europe ! Et pourtant, s’ils ont donné la consolation aux souffrants, le courage aux opprimés et aux désespérés, un bâton et un appui à ceux qui trébuchaient, s’ils ont offert aux âmes intérieurement ravagées et que la société affolait le refuges des cloître et des maisons de correction spirituelle, que n’ont-ils pas dû faire aussi, en s’évertuant par acquit de conscience à conserver tous les malades et tous les souffrants, c’est-à-dire en fait et en vérité, en travaillent à la
détérioration de la race européenne ! Mettre sens dessus dessous toutes les valeurs, voilà ce qu’il leur a fallu faire ! Et briser les forts, infecter les grandes espérances, souiller d’un soupçon la joie que donne la beauté ( ???), tordre tous les sentiments d’orgueil, de virilité, de conquête, de domination tous les instincts propre au type humain le plus haut et le plus accompli, les transformer en incertitude, en tourment de conscience, en goût de se détruire, transformer même en haine de la terre ce qui était amour de la terre et des choses terrestres : tel fut le devoir que s’imposa l’Eglise et qu’elle dut s’imposer, jusqu’à ce qu’enfin elle eût réussi à fondre en une même notion le renoncement au monde et la « macération des sens », d’une part, et la notion de « l’homme supérieur », de l’autre.
Si on pouvait embrasser du regard ironique et indifférent d’un dieu épicurien la comédie étrange et douloureuse, grossière et raffinée à la fois, que nous donne la chrétienté européenne, je crois qu’on n’en finirait pas de s’ébahir et de rire. Ne semble-t-il pas qu’une seule et même volonté ait régné sur l’Europe au cours de dix-huit siècles, de faire de l’homme
un avorton sublime ?
(…)
Ce que je veux dire, c’est que le christianisme a été jusqu’à ce jour la forme la plus funeste de l’outrecuidance de l’individu. Des homme qui n’étaient ni assez grands ni assez durs pour avoir le droit de sculpter l’homme, des hommes qui n’étaient ni assez lucides pour accepter avec une sublime abnégation la loi qui impose des échecs et des naufrages innombrables, des homme qui n’étaient pas assez nobles pour discerner les degrés vertigineux et les abîmes qui séparent l’homme de l’homme, voilà ceux qui ont jusqu’à ce jour, avec leur principe de « l’égalité devant Dieu », régi le sort de l’Europe, jusqu’à ce qu’enfin ait été sélectionnée une race amenuisée, presque ridicule, un animal grégaire, un être docile, maladif, médiocre,
l’Européen d’aujourd’hui.