Je ne suis pas sûr qu'il y ait beaucoup de sujets ayant trait à la nature du monde qui ne défient pas la raison.
Si j'ai embrayé sur les infinis en mathématiques, c'est parce qu'il s'agit du seul cadre où ont eu lieu des tentatives de formaliser un peu ce dont il s'agit, et dans lequel de réels progrès ont été faits.
Faire migrer la discussion vers les mathématiques semble vous faire penser qu'on s'éloigne du concret pour se diriger vers l'abstrait, mais à mon avis, ce n'est pas le cas : dès qu'on parle des traits de l'univers auxquels nos sens n'ont pas accès, on n'est déjà plus dans le concret. Parler donc de ses limites, et même des parties de l'univers à des échelles de temps ou d'espace inaccessibles à nos sens, c'est de toute façon
ne pas parler de l'univers sensible, mais des extensions que notre esprit lui donne, par extrapolation, pour satisfaire des aspirations à la régularité et à la cohérence, goûts dont la nature nous a visiblement pourvus.
Bref, les univers que nous inventons en dehors de nos perceptions
sont des constructions mathématiques, et même des classes particulières d'un univers mathématique par ailleurs plus vaste et plus riche.
Que disons-nous par exemple de l'espace habituel quand nous le disons "continu" ? Qu'y a-t-il derrière cette intuition qu'en gros, entre deux points de l'espace, il en existe toujours un troisième distinct entre les deux ? Pour le savoir, il faut creuser ce que peut être la continuité, chercher à expliciter toutes les variations que notre esprit peut donner à cette notion, et fatalement, au passage, fonder la géométrie, l'analyse, les nombres réels, et en généralisant encore les classifications qu'on peut faire sur les types d'espaces, fonder la topologie, dans laquelle notre bon vieil espace tel que se le figurait Newton est un "fibré trivial", et le ruban de Moebius dont vous parliez un fibré "non-trivial".
Parler de l'extension infinie de l'univers, c'est bien se poser une question qui porte, si l'on y pense, sur la façon dont il faut caractériser une extrapolation de notre raison, si l'on tient à sa cohérence. Impossible de l'expérimenter, cet infini !
Si l'on veut préciser des choses sur lui, il faut donc se demander de quelle sorte est l'infini spatial, et d'abord, y a-t-il plusieurs sortes d'infinis ? Pour tenter de répondre à cette question, le questionnement mathématique peut nous éclairer,et c'est même son but. La théorie des ensembles, sur lesquels portent notamment les discussion sur le finitisme en mathématiques et les positions de Hilbert, est à mon sens la formalisation de même de nos processus de pensée, ceux en tout cas qui nous font voir des régularités dans la nature : saisir quels sont les axiomes qui nous paraissent fondamentaux et naturels à la fois, quant à ce que sont les ensembles, ces structures dans laquelle nous regroupons "les choses" en général. Fondamentaux, naturels, et qui garantissent la cohérence (la non-contradiction) de notre discours quand nous usons d'eux.
***
(Désolé de la longueur déraisonnable, j'ai du mal à abréger)
Pour en revenir aux paradoxes, sur lesquels vous vouliez des détails, en mathématiques comme en physique, les infinis posent des tas de problèmes. Dans les calculs physiques, on essaye de les éviter ou les contourner par tous les moyens : dès qu'une dans un calcul de limite, une intégrale, ou simplement une division, un infini se profile, les problèmes arrivent, et on a tendance à considérer que la chose n'est pas interprétable physiquement. Par ailleurs, les infinis en température (en pression), ou en densité vers lesquelles s'échappent théoriquement les singularités que sont les trous noirs ou le big bang rendent de la même façon inapplicables les calculs qu'on voudrait faire sur ce qui se passe en leur coeur au moyens des théories physiques dont on dispose. Mais le jeu de l'évitement de ces infinis est parfois fécond, cela pousse parfois à des développement théorique comme la renormalisation en théorie quantique des champs, qui s'avèrent très prédictifs.
En mathématiques, ce serait long à développer, mais Hilbert espérait fonder toutes les mathématiques sur la logique, la théorie des ensembles, et des méthodes dites "finitaires", c'est-à-dire composés d'un nombre fini de déductions. Il se refusait à appliquer aux ensembles infinis ou aux autres objets abstraits des procédés d'inférences telles que ceux qu'on utilise dans le cadre des ensemble finis, comme la récurrence. Ce genre de méthodes n'effrayait pas, au contraire, ceux qui comme Candor se sont intéressé à ce qui se passait au-delà de l'infini des nombres entiers, aux nombre ordinaux dits "transfinis". Appelant ω le "nombre" infini de nombres entiers, ils ont formalisé ce que l'on pouvait dire de ω+1, ω+2, ω+ω, ω², et même ω à la puissance ω, et développé ainsi une algèbre des nombres transfinis. C'est là une façon de traiter l'infini comme un nombre actuel, et pas seulement comme potentiel.
Quant aux paradoxes, ils apparaissaient notamment quand l'on ne faisait pas la distinction entre la comparaison de la taille de deux ensembles et l'inclusion de l'un dans l'autre.
L'ensemble des nombre pairs est inclus dans l'ensemble des nombres entiers, mais est-il plus petit pour autant : leurs tailles sont toutes deux infinies, y en a-t-il une moins infinie que l'autre ?
Pour illustrer ce genre de paradoxes, Hilbert raconte l'histoire d'un hôtel au nombre infini de chambres, toutes pleines. Un tel l'hotel n'est pas complet pour autant, il peut encore accueillir un client : il suffit pour cela que l'hôtel demande à l'occupant de la chambre n°1 de déménager à la 2, à celui de la chambre n°2 d'aller habiter la 3, etc. (ce "etc." est-il valable en droit pour un ensemble infini ?), et il aura libéré la chambre n°1 pour le client supplémentaire. L'hotel peut même accueillir une deuxième infinité de clients : il demande au client de la chambre n°1 d'aller à la 2, celui de la 2 à la 4, celui de la 3 à la 6, etc., et l'hôtel aura libéré l'ensemble infini des chambres de numéros impairs, dans lesquelles l'infinité de nouveaux clients pourra s'installer.
La solution à ce genre de paradoxes vient en définissant précisément ce que veut dire l'égalité quand il s'agit de comparer les tailles des ensembles : ces tailles sont égales quand on peut trouver une façon (au moins) d'associer de manière unique chaque élément du premier ensemble à l'un, unique, du deuxième. Quand on peut relier les éléments de ces ensembles deux à deux et qu'aucun n'est oublié ou lié deux fois, mais bien une seule à un autre.
Pour les ensembles finis, on voit bien que c'est une définition qui fonctionne (vous pouvez coller - normalement - chaque doigt de votre main droite avec le correspondant de votre main gauche, et vous aurez épuisé tous vos doigts des deux mains sans en oublier aucun, en vérifiant d'ailleurs l'égalité du nombre de doigts des deux mains sans pour autant les compter !). Mais cela permet surtout de comparer aussi les ensembles infinis.
Ainsi, en associant chaque nombre entier avec son double (1 avec 2, 2 avec 4, etc.), on voit qu'on n'oublie aucun nombre entier ni aucun nombre pair, et que chacun est associé de façon unique. L'ensemble des nombres entiers et celui des nombres pairs ont donc la même taille. C'est aussi le cas entre l'ensemble des nombres entiers et l'ensemble des fractions. Mais ce n'est plus le cas entre l'ensemble des nombres entiers et l'ensemble des nombre dits "réels" (ceux du monde continu), et ça a été le tour de force de Cantor de le montrer, par un argument dit "diagonal". Il s'est donc avéré que plusieurs sortes d'infinis existaient, et même une infinité d'infinis ordonnables.
***
Rien à voir, mais j'en reviens à votre exemple de cercle sur lequel on tourne pour parcourir un trajet infini : dans cet exemple, vous renvoyez en fait l'infini à celui du temps dont on dispose pour marcher le long du cercle, mais ce dernier est bien fini, lui. Vous illustrez en fait ce qui se passe pour les objets qui n'ont pas de bord : il s'agit de la même chose que sur terre, qui est finie mais fermée sur elle-même, et un voyage à sa surface ne permet jamais d'en atteindre le bord. Dans le cas des théories sur l'univers, cette situation n'est donc pas analogue à celui où il est infini, mais bien fini : dans une partie des scénarios sur l'univers - qui sont en gros en rapport avec sa densité initiale -, celui-ci est également fini et sans bord. A la façon d'une sphère ou de la surface d'une chambre à air, si vous le parcouriez en partant en ligne droite, vous n'en atteindriez jamais la limite mais éventuellement votre point de départ (en visant bien, comme il faut bien viser pour faire un tour exact de la Terre et retomber sur son point de départ). En tout cas, au bout d'un moment, la distance qui vous séparerait de votre point de départ décroitrait. Fermé sur lui-même, il serait fini et sans bord.
S'il est par contre infini, il le serait réellement, et l'aurait toujours été, y compris au moment (juste après) le big bang, et vous lançant à son exploration un beau jour en ligne droite, votre distance depuis votre point de départ ne cesserait jamais de croître.
C'est en tout cas comme cela que pourrait être cet univers, bel et bien mathématique, qui nous sert d'extension à la petite sphère instantanée d'univers à laquelle nos sens ont accès directement, à chaque moment.
Toute représentation d'un en-dehors de nous est un dessin mathématique reliant les pointillés de nos perceptions, pointillés qui nous semblent bien former un monde cohérent.
Dire que c'est vraiment un monde, c'est franchir un pas vers le réalisme physique, mais aussi mathématique. Un "pas" du même genre que celui qui sépare l'agnostique du croyant et de l'athée. Pour ma part, je n'ai heureusement pas de problème à le franchir dans la vie de tous les jours, mais bien des arguments ont coulé dans un sens comme dans l'autre à son sujet (on en parle d'ailleurs avec Basil dans les messages précédents).